France
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« Moi en plus beau » : de lointains intérieurs

Moi en plus beau

de Guillaume Le Touze

Actes Sud, 176 p., 19 €

Au cœur de la narration, deux frères, Xavier et ­Benoît, son cadet d’un an, liés par un attachement fusionnel. Ils ont la cinquantaine. Xavier, architecte ferroviaire, est chargé de repérer les anciennes lignes de chemin de fer abandonnées, et cette mission officielle, devenue l’essentiel dans sa vie, lui donne un sens, un but : repérer les traces de vies antérieures, observer la disparition des paysages, réparer, si possible, les destructions de l’homme. Ce roman riche et subtil de l’effacement, de l’effondrement, du mutisme est aussi en prise directe avec les tragédies du XXIe siècle, restituées à travers le prisme de plusieurs sensibilités.

Trop petite pour se souvenir de ses parents morts dans les camps nazis, Ana, juive allemande, a vécu la clandestinité des refuges en France, le départ vers la Palestine, la fondation d’Israël. Son amie d’enfance rencontrée dans un centre d’accueil cévenol, la mère de Xavier et Benoît, a connu à travers le parcours de son père la décolonisation, la fin de l’Indochine française, la guerre en Algérie. Clara, elle, a l’intuition que sa présence au monde est un malentendu, qu’elle a été sauvée par les arbres, leur beauté, leur force de vie, ceux du Luxembourg ou des Jardins de la Fontaine à Nîmes.

Difficultés avec les mots et avec les autres

Longtemps elle a joué le rôle d’universitaire sage et les praticiens ne parvenaient guère à soigner son mal-être. Tout comme son frère Henry que la peur de l’Autre a orienté vers une carrière de psychanalyste est guéri de ses fragilités par une passion silencieuse pour Benoît, Clara est délivrée de sa mélancolie par son amour pour Xavier.

Le silence pourtant reste important pour elle et son sujet de thèse concerne les écrivains ayant cessé d’écrire. Toutes les figures au cœur de cette belle fiction ont eu des difficultés avec les mots et avec les Autres. Consciente de l’impossibilité pour les survivants d’évoquer l’indicible, Ana s’est occupée d’enfants atteints de troubles du langage.

Et c’est Benoît, le plus démuni à sa naissance, qui déchiffrera le mieux sa propre histoire, le seul dans le roman à parler à la première personne. Et il s’adresse à sa mère morte : « Longtemps c’est toi qui as usé des mots… Le langage ne m’habitait pas encore… Patiemment tu m’as raconté qui j’étais, tu m’as minutieusement décrit… » Cette femme, telle la mère rêvée par Françoise Dolto, lui a permis de surmonter l’échec subi à sa naissance, ce rendez-vous raté avec l’existence. Patiemment elle l’a aidé à délimiter les frontières entre son corps et le sien, entre son corps et le monde, à accéder au langage – les mots, puis les phrases –, à classer des objets, à vaincre cette peur de l’imprévu qui terrifie souvent ceux qui, comme lui, sont atteints d’une forme d’autisme.

Trous et énigmes

Sur quelques photos anciennes, il retrouve son regard qui l’entraîne alors vers l’image paternelle, vers le reste du monde. Et le théâtre le sauvera complètement : « Il serait, dit le narrateur anonyme, un autre, puis un autre, puis encore un autre, à l’infini, et cela lui permettrait sans doute un jour d’être lui-même. »

C’est lui encore qui explique à Henry les raisons de son trouble au Musée archéologique de Naples devant un petit vase grec, un cotyle, trouvé cassé dans la tombe d’un enfant à ­Ischia, reconstitué ensuite : il les rattache à sa naissance d’enfant trouvé, de parents inconnus, à La ­Réunion.

La vie d’Henry, pleine de trous et d’énigmes est comme recollée avec des liens de plâtre, restituée par la parole, le récit. Pour la plupart d’entre eux, l’amour est une forme de connaissance, de reconnaissance réciproque au premier regard comme celui de Xavier pour Clara dans l’imprévu d’une rencontre silencieuse, puis dans la « fusion amoureuse » de deux solitudes.

Xavier, dont les investigations n’intéressent plus les services administratifs, poursuit son itinéraire intérieur jusqu’au ­Japon en compagnie de son frère – « c’est moi en plus beau », dit-il de lui. Et sur ces terres déjà minées par le béton, d’une monotonie industrielle désespérante, n’envoyant plus de signes, Benoît le guidera, l’entraînera vers une lumière analogue à celle de la rencontre amoureuse.