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« On a plus de chances de gagner au casino qu’au tribunal » : être avocate dans la Russie de Poutine

Depuis des mois, se retrouver sous les néons des tribunaux à travers la Russie est devenu la routine de centaines d’opposants anti-Kremlin. Avec, à leurs côtés, les avocats, indispensables soutiens mais défenseurs impuissants. Dans la minuscule salle du palais de justice de Timiriazevski, perdu dans la grisaille urbaine d’un quartier nord de Moscou, l’accusé Dmitri Ivanov se démène en ce 1er février dans un procès mené à charge.

Ce jeune homme de 23 ans animait une chaîne d’opposition sur la messagerie Telegram dédiée aux étudiants de l’Université d’État de Moscou. En vertu du nouvel article 207.3 du code pénal, qui punit la publication de « fausses informations » militaires sur « l’opération spéciale » menée en Ukraine, il risque jusqu’à dix ans de prison.

Le narratif des autorités

« Hélas, depuis le début du procès, on sait très bien que Dmitri n’a aucune chance de gagner, confie à La Croix Maria Eismont, 48 ans, l’imperturbable avocate de l’étudiant. Ici, tout est décidé à l’avance. On a plus de chances de gagner au casino que dans un tribunal russe. »

Arrivé les mains menottées dans le dos, l’accusé a répondu ce jour-là pendant plus de deux heures aux questions de son conseil, puis à celles de la procureure. Précises mais ouvertes, les premières sont équilibrées. Pointues et déjà biaisées, les secondes déroulent le narratif des autorités. Dmitri Ivanov est notamment accusé d’avoir publié des informations sur le massacre de Boutcha, au début de l’offensive russe.

« Mon travail, c’est de lui donner la chance de présenter en public des preuves de ce qu’il dit », explique Maria Eismont. Très méticuleuse, elle a pris le temps de préparer cette audience avec l’étudiant dans la prison où il est détenu à titre préventif. Au tribunal, l’accusé peut ainsi énumérer ses sources d’information sur les événements en Ukraine, notamment l’AFP et le New York Times, parmi d’autres médias occidentaux habituellement absents des radars de la majorité des Russes.

« Une plongée dans l’absurdité »

Dmitri Ivanov et Maria Eismont font aussi référence aux briefings du ministère russe de la défense, soulignant leurs nombreuses contradictions internes. Attentive, la juge prend des notes et semble soucieuse d’un procès équilibré. « Illusion !, grince Maria Eismont. Ce n’est pas parce que la juge prend des notes et maintient les apparences que le procès est normal. C’est tout le problème aujourd’hui de notre travail d’avocat en Russie : nous évoluons dans une parodie de justice. »

Ancienne journaliste devenue avocate en 2018, Maria Eismont s’est spécialisée dans la défense des opposants au pouvoir. Outre Dmitri Ivanov, elle représente également Ilia Iachine qui, en décembre 2022, a été condamné en première instance à huit ans et demi de prison pour diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe.

Lors d’une des audiences, l’avocate a lu un rapport des Nations unies sur les exactions de l’armée russe. Une manière de rappeler des faits, impossible de le faire ailleurs en Russie aujourd’hui. Maria Eismont a aussi défendu l’ONG Memorial, co-lauréate, l’an passé, du prix Nobel de la paix, et désormais interdite en Russie.

« Mon travail, ce n’est pas comme celui d’un avocat en France », insiste Maria Eismont. Il faut profiter des audiences pour relayer informations et arguments, en faire une caisse de résonance pour soutenir moralement le détenu et sa famille, isolés et sous pression. La guerre en Ukraine a rendu les dysfonctionnements de la justice russe plus visibles qu’auparavant.

Les procès similaires à ceux d’Ilia Iachine ou de Dmitri Ivanov se sont en effet multipliés au fil de la répression judiciaire contre toute voix critique du Kremlin. « Cela fait longtemps qu’il est impossible de prouver son innocence ici », regrette Maria Eismont qui n’exclut pas que la vague de poursuites puisse s’étendre aux avocats eux-mêmes. « La justice russe, c’est une plongée dans l’absurdité. »