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« On a plus de courage que les hommes » : au Michoacan, les Mexicaines cherchent leurs disparus

Un crâne. Un jour et demi qu’elles débroussaillent et scrutent la terre en quête d’un indice. Les experts légistes creusent à la pelle, pas très profondément, 70 centimètres à peine. Un sol meuble, un pic que l’on plante pour sonder la glaise, et une odeur putride. Surgissent à présent une mâchoire, un bassin, un fémur, puis un autre fémur, des cervicales. Et un deuxième crâne. Deux hommes sont enterrés là. Une paire de chaussures est engluée dans la gadoue. Candelaria les ausculte. Trois bandes Adidas. Non, ce n’est pas son fils. Deux heures seront nécessaires pour sortir ce qui reste des deux squelettes.

Ces femmes, souvent informées par une source anonyme, en sont sûres : il y a d’autres personnes enterrées ici, dans des fosses clandestines, entre lagunes et plantations de maïs de l’État du Michoacan, véritable zone de non-droit du Mexique où les cartels rivaux se font la guerre. Depuis juin, une trentaine de cadavres ont été retrouvés autour du lac de Los Negritos. Les autorités restituent les corps de ces personnes enlevées puis assassinées, tandis que d’autres restent introuvables : le chiffre de 100 000 disparus depuis 1964 (année du premier cas recensé) a récemment été atteint.

Des autorités dépassées ou complices

Depuis des décennies, la dissimulation des corps est une véritable torture psychologique pour les familles. Leurs proches ont pu succomber à des règlements de comptes entre cartels, à des exécutions extrajudiciaires de la part de pouvoirs locaux corrompus. Ou avoir été victimes de travail forcé au sein du crime organisé ou d’exploitation sexuelle, ou de féminicides.

Les autorités sont au mieux inefficaces, au pire complices. « La police est corrompue, l’armée aussi, alors ils ne veulent pas trouver les morts, compter les disparus car c’est toujours plus de chiffres négatifs pour les États, pour la police », soupire Evangelina Contreras, leader de ce groupe de rastreadoras (« pisteuses »). Sa fille a disparu en 2012. « Chercher les disparus, ce serait accepter l’échec de leur politique. »

Avec des autorités qui rechignent à la tâche, il faut retourner le désert, soulever les montagnes qui engloutissent les vivants. Et les femmes sont là, devant : « Rien ne remplace l’amour d’une mère, lâche Maria Elena, dont le mari et deux enfants ont été enlevés ; son troisième fils a été tué en 2017. On a plus de courage que les hommes, on n’a plus peur de mourir. On nous a tout enlevé… » Le regard est déterminé, malgré les menaces anonymes des cartels, pelles en main, le front sali d’une terre fraîchement labourée et imbibé de sueur.

Un effort fédéral mais insuffisant

Sous la pression des rastreadoras, Andrés Manuel Lopez Obrador – président (issu de la gauche) élu en 2018 – a créé la Commission nationale de recherche de personnes disparues (CNB). Via des antennes régionales, celle-ci tente avec les femmes et les pouvoirs locaux de rechercher et d’identifier les disparus. Ou plutôt réalise le travail que ces mêmes autorités ne font pas : « Nous existons parce que les organismes traditionnels comme la police et les ministères publics n’ont pas pu, su, ou même voulu chercher les disparus, détaille Karla Quintana, qui dirige la CNB. Cette mission dépend de la volonté politique des dirigeants locaux. »

Car dans ces régions, beaucoup de maires et de fonctionnaires de police – villes et États ont leurs propres polices au Mexique – sont soit victimes de pressions des groupes criminels, soit complices. L’impunité règne : à l’échelle nationale, seuls 6 % des délits sont résolus. C’est encore pire pour les cas de disparitions : 36 condamnations seulement ont été prononcées à ce jour.

« Mais ils attendent quoi ? »

Avant les recherches aux abords du lac, le ballet des agents de police et des fonctionnaires de la Commission régionale de recherche est incessant, et l’improvisation règne devant le bureau des autorités judiciaires – la fiscalía. « Mais ils attendent quoi ? On dirait qu’ils le font exprès ! » Maria Elena a sans doute raison : les fonctionnaires sont peu coordonnés ou concernés, ils retardent les recherches. Prévus à 8 heures, les premiers coups de pelle seront donnés à midi. Lors de ce deuxième jour de recherche, le directeur de la Commission de recherche du Michoacan, nommé en janvier, s’est évaporé, prétextant une urgence, probablement plus importante que celle de trouver les disparus.

« Il y a un problème structurel au sein des fiscalías, estime Karla Quintana. L’autorité judiciaire ne nous accepte pas sur le terrain, et cela génère des tensions. Ils doivent comprendre que si on cherche les disparus, c’est surtout parce qu’ils n’ont pas cherché avant ! » La responsable de la CNB regrette que les directeurs régionaux soient nommés par le pouvoir fédéral, et non par l’institution qu’elle dirige. « La fiscalía a des moyens que nous n’avons pas. On se demande si certains fonctionnaires veulent garantir la vérité et la justice, ou s’ils sont là pour une question de pouvoir ou de politique… »

Des morgues débordées

Les cadavres retrouvés par les rastreadoras au lac de Los Negritos sont transportés à la morgue de la fiscalía régionale, comme tous les autres. Mais souvent, le travail d’identification, grâce à des tests ADN, est défaillant. Des milliers de restes sont mal référencés, sans date ni lieux de découverte. Au Mexique, 52 000 corps restent non identifiés. « Il y a un mois, une femme a retrouvé les restes de son mari. On lui a dit que son corps était au centre médico-légal depuis cinq ans. Cinq ans ! Et personne n’avait fait la besogne administrative d’identification ! », enrage Evangelina Contreras.

Durant leurs recherches, les mères subissent des menaces. Leur protection est un enjeu important. Le 30 août, Rosario Lilian, qui cherchait inlassablement son fils depuis 2019, a été tuée par balle à la sortie de l’église dans le Sinaloa, un État très touché par la violence. Au Mexique, des femmes meurent aussi d’avoir voulu trouver leurs enfants disparus.

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Un fléau national

Selon la Commission nationale de recherche de personnes disparues, près de 105 000 personnes ont été portées disparues depuis le premier cas recensé en 1964.

Le phénomène a pris de l’ampleur avec la guerre contre les cartels, lancée en 2006 par le président Felipe Calderon : 80 000 disparitions ont été enregistrées depuis cette date.

Ces disparus sont majoritairement des hommes. Les femmes, 25 % du total, sont victimes de traite sexuelle ou de féminicides. Autre caractéristique importante : la jeunesse. La part de la population qui disparaît le plus est âgée de 15 à 25 ans pour les femmes, de 20 à 29 ans pour les hommes.