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« On est cassés et on n’arrive pas à joindre les deux bouts »

Dans la grisaille des colossales carcasses sorties de terre, une frémissante marée de chasubles rouges monte, entre les glissières de béton siglées Solidéo, du nom du maître d’ouvrage chargé de la livraison des infrastructures olympiques. Aux portes du Village des athlètes, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), près de 500 ouvriers de la construction se sont rassemblés tôt jeudi matin, à l’appel de la CGT, pour exiger de meilleurs salaires, des conditions de travail protégeant leur santé et leur sécurité, l’abaissement de l’âge de la retraite à un âge décent.

L’idée est partie des salariés d’Eiffage, l’une des majors du bâtiment qui a remporté, dans un groupement avec Nexity, un lot de ce prestigieux chantier. « Avec l’inflation, on nous concède une petite obole, une prime de 200 à 300 euros, alors que nous sommes salariés d’un grand groupe qui engrange les profits. Nous voulons de vraies augmentations de salaire, que les plus basses catégories puissent percevoir au moins 15 euros de l’heure pour leur travail. On a besoin de ça pour vivre », résume Djilali Bensahli, délégué syndical chez Eiffage Construction, gilet orange sur les épaules, casque de chantier sur la tête.

Le groupe a, en effet, réalisé en 2021 un résultat net historique (777 millions d’euros, en hausse de 7,7 % par rapport à 2019) et se félicite déjà, pour le premier semestre 2022, d’un bond des bénéfices à 354 millions d’euros (+ 36 %).  « Sur la période 2017-2021, si l’on met de côté l’année 2020, notre groupe a enregistré une croissance de 35 % », se réjouissait son PDG, Benoît de Ruffray, le 1er septembre. Une prospérité dont les salariés ne goûtent guère les satisfactions. « Avec les métiers physiques qu’on fait, on est cassés de partout et on n’arrive pas à joindre les deux bouts. Les actionnaires ramassent tous les bénéfices, et, au lieu de nous en donner un peu, ils gardent tout pour eux », se désole Sébastien Oger, 43 ans, qui a commencé à travailler sur les chantiers à l’âge de 16 ans.

les gestes de la direction ? des miettes

Sylla Alhosseini, 53 ans, a travaillé toute sa vie, lui aussi, dans le secteur de la construction. Ce coffreur-boiseur ne se voit pas du tout jouer les prolongations promises par le projet de réforme des retraites. « Tu te vois bosser comme ça dans ces conditions à 62, 63, 64 ans ? Ce n’est pas possible. L’hiver tu gèles, l’été tu es assommé par le soleil. L’État doit prendre en compte notre fatigue », insiste-t-il. Adrien Matile, à 39 ans, entré chez Eiffage en 2006, insiste également sur la pénibilité, raconte les corps tôt cassés, les genoux abîmés par la manutention et le marteau piqueur. « À mon âge, j’ai déjà des problèmes de dos. Les gens finissent leur carrière avec de gros problèmes de santé. Et, pendant ce temps, ils veulent faire passer leur loi sur les retraites sans différencier », fulmine-t-il. Sur le pouvoir d’achat, les gestes de la direction du groupe relèvent, selon lui, de « miettes jetées aux salariés » : « Ils ont consenti une augmentation de 3 % cette année, alors que l’inflation est à 6 %. Ils proposent une prime de 300 euros pour les salaires de moins de 2 700 euros brut, et de 200 euros pour les salaires entre 2 700 et 3 500 euros brut. Mais ces primes ne sont pas soumises aux cotisations sociales. Alors que ce qu’ils appellent des charges, pour nous, c’est du salaire différé », décrypte-t-il. D’après ses calculs, cette prime coûterait au groupe 11 à 12 millions d’euros. Une broutille, au regard des bénéfices enregistrés par Eiffage et ses filiales Travaux qui disposaient, au 30 juin 2022,  « d’une liquidité de 4,8 milliards d’euros composée de 2,8 milliards d’euros de disponibilités et d’une ligne de crédit bancaire non tirée de 2 milliards d’euros ».

Sur le chantier, des intérimaires ont été mobilisés. Les grévistes l’avaient anticipé : ils ont mis les grues à l’arrêt. Un groupe de policiers vient s’enquérir de l’heure de fin de la manifestation. Les rires fusent : « Une action, on sait quand ça commence, jamais quand ça finit ! » « On ne cassera rien, raille un gréviste, on est des constructeurs, on n’est pas là pour démolir. »