France
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Patrimoine : quand politique et architecture faisaient bon ménage

La scène se déroule en mai 2019. À l'occasion de la remise du prix Pritzker, Emmanuel Macron reçoit à l'Élysée un aréopage d'architectes. L'occasion, pour le plus jeune président de la Ve République, de revenir sur la difficile reconstruction de Notre-Dame, d'évoquer les « espaces inhabitables » et les fractures territoriales. Du discours prononcé ce jour-là, la postérité retiendra une idée forte : l'architecture est l'art le plus politique de tous. Ou comment résumer en une formule des siècles d'empreinte politique sur l'architecture. Une volonté de modeler le paysage pour qu'il soit porteur de symboles et de sens... « Je crois qu'il n'y a pas beaucoup d'arts qui soient plus politiques que le vôtre au sens le plus strict du terme, explique ainsi le président Macron. Être architecte c'est être celui ou celle qui décide d'organiser la vie dans la cité, celui qui fait de la politique au sens le plus trivial du terme, celui qui essaie d'en définir les règles. Quand les règles ne correspondent pas aux lieux, les difficultés sont là. Quand les lieux ne correspondent plus aux règles ou aux usages, le malheur peut s'installer. Et c'est pourquoi votre art est sans doute le plus fondamental et le plus politique de tous. Il répond certes à une nécessité ou à une utilité, il remplit une fonction, mais il doit en même temps à chaque fois aussi apporter sa vision d'une organisation de la société, de ce vivre en commun. Et c'est la manifestation la plus visible, la plus matérielle et la plus accessible de notre art et de notre culture. » Les mots du premier des Français sont puissants. Ils racontent à eux seuls la fascination des dépositaires du pouvoir pour l'œuvre constructrice. Comme si les limites auxquelles se heurte régulièrement l'action politique pouvaient s'effacer en laissant, dans la pierre, un patrimoine bien ancré. C'est d'ailleurs le sens du discours présidentiel quand il clame, en toute transparence : « L'architecture est un art dans lequel on vit et qu'on ne déplace pas. Parce que l'architecture, c'est l'histoire humaine telle qu'elle s'écrit en pierre et en bois, en marbre et en fer, en acier et en verre, peut-être en terre et en paille demain, c'est ce dialogue des temps qui s'écrit dans l'espace et c'est, je dirais, aussi une manière pour nous non seulement d'être dans l'espace, mais dans notre rapport au temps. L'architecture d'un pays, c'est le palimpseste de son histoire. » On comprend dès lors pourquoi les souverains, les présidents, et jusqu'aux maires, ont voulu marquer leur passage de leur empreinte. Une manière de conférer à leur mandat, parfois court, une portée millénaire. « Si l'on décide de devenir président de la République, analyse la philosophe Gabrielle Halpern, il me semble que c'est par désir de changer le monde... ou tout du moins, la France ! Or, ce changement peut être difficile à évaluer : comment savoir si ce sont bien mes mesures, mon action politique, mes décisions qui ont eu un impact sur le chômage, le pouvoir d'achat, le commerce extérieur ou encore le développement des entreprises et non des causes extérieures à moi ? Un doute terrible subsiste... L'homme politique a donc besoin de laisser une trace tangible, concrète, visible pour marquer son passage dans l'Histoire. Et rien n'est plus tangible, éclatant, évident qu'une trace architecturale. »

Des projets qui ressemblent aux présidents

En se plongeant dans l'histoire de la Ve République, on mesure combien De Gaulle, qui aurait pourtant eu toute latitude pour se lancer dans des projets pharaoniques, n'a daigné se pencher sur le sujet. Par manque d'intérêt pour la matière, le Général ne souhaita pas laisser de grand bâtiment derrière lui. Il faut dire que depuis les glorieuses heures de la Résistance, sa légende était déjà écrite, son prestige certain et son emploi du temps largement accaparé par le souci de reconstruire la France de l'après-guerre. Comme le souligne Georges Poisson, auteur du livre Les grands travaux des présidents de la Ve République (Parigramme), ce sont les quatre présidents suivants qui « ont repris la tradition constructrice des rois empereurs, d'abord avec une certaine timidité et en bravant parfois l'opinion, puis, en tout cas pour François Mitterrand, avec une sorte d'allégresse gourmande ». Au sens propre comme au sens figuré, chacun mettra donc sa pierre à l'édifice, en s'imitant l'un l'autre : Valéry Giscard d'Estaing avait voulu un musée du XIXe rénové à Orsay comme Georges Pompidou avait fait sortir de terre le Centre d'art contemporain - à l'époque fort décrié, désormais plébiscité - qui porte aujourd'hui son nom. Plus tard, Jacques Chirac entreprendra de concrétiser sa passion pour les Arts Premiers avec le musée du Quai Branly qui, après sa disparition, portera son nom. Quant à François Mitterrand, avec, entre autres la pyramide du Louvre, l'opéra Bastille, l'Arche de la Défense et la Bibliothèque nationale de France, son œuvre sera ultra-ambitieuse, au point d'agacer parfois les architectes par sa propension à corriger lui-même leurs croquis ! Chaque projet ressemble au président qui le porte ou en a pris l'initiative. « Quel projet de société reflètent-ils, interroge Halpern ? Quelle vision du monde défendent-ils et promeuvent-ils ? Un président de la République doit faire préalablement ce travail de conceptualisation, de théorisation de sa vision du monde, de son projet de société, sans quoi il ne peut y avoir de traductions architecturales. » Or, si la définition de son style et de ses inclinations paraissait plutôt aisée il y a encore une génération, l'heure est désormais à la fluidité et à l'en-même-temps qui peine à trouver de concrétisation dans la pierre. Depuis Jacques Chirac, on ne construit plus ou peu. Pour expliquer cette cruelle absence de projets sous Nicolas Sarkozy puis François Hollande, on a invoqué la réduction du mandat présidentiel, peu propice aux aventures au long cours, et, bien évidemment, la réduction des moyens de l'État. Mais n'est-ce pas aussi, dans un moment de grande défiance envers les élites, une manière de mettre fin au fait du prince qui se joue là ? On peut sérieusement se le demander, tant l'heure semble plus propice au bougisme et au zapping qu'au déploiement d'une politique architecturale de temps long. « Paradoxalement, reprend la philosophe Gabrielle Halpern, bâtir et zapper proviennent d'une même immense angoisse : celle de la mort. On bâtit pour résister à la mort et pour immortaliser sa vie. On zappe pour tenter de vivre le plus de choses à la fois dans le temps si court qu'est celui de la vie. Il s'agit là de deux stratégies de survie face à l'angoisse de la mort. La différence est dans le rapport à nos enfants et petits-enfants ; dans le bâtir, notre angoisse de la mort nous conduit à construire quelque chose pour eux, tandis que dans le zapping, notre angoisse de la mort ne nous conduit qu'à nous-mêmes. Dans le bâtir, nous trichons avec la mort (en amoindrissant l'anéantissement total) ; dans le zapping, nous trichons avec la vie, en la démultipliant. » Il se pourrait bien que l'époque ait eu raison du modèle du président-bâtisseur...

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