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Pierre-André Taguieff : "le wokisme ou la diabolisation de l’Occident"

Pierre-André Taguieff publie « Pourquoi déconstruire ? : Origines philosophiques et avatars politiques de la french theory » chez H et O éditions.

© JOSEP LAGO / AFP

Bonnes feuilles

Pierre-André Taguieff publie « Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la french theory » chez H et O éditions. Qu’est-ce que la « déconstruction » ? Quelles sont les origines philosophiques de ce mot magique, brandi par ceux dont le but est de criminaliser l’Occident en le réduisant à une expression du racisme, de l’« hétéro-patriarcat » et de l’impérialisme colonial ? Extrait 2/2.

C’est l’occasion pour moi d’analyser sans complaisance ce qu’appelle depuis un demi-siècle la « déconstruction », notion d’origine heideggérienne à laquelle les écrits de Derrida, à partir de la fin des années 1960, ont conféré un parfum nietzschéen et qui a connu un succès médiatique mondial, non sans échapper à toutes les tentatives de définition. Ce mot-slogan mis à toutes les sauces par les tenants du poststructuralisme, du postmodernisme et bien sûr du déconstructionnisme dit postmétaphysique recouvre une littérature politico-philosophique aussi foisonnante qu’inconsistante qui, à travers les Gender Studies et la « théorie queer », les études dites postcoloniales et la pensée décoloniale, l’antiracisme identitaire ou racialiste (que j’appelle néo-antiracisme), la « théorie critique de la race », la « justice sociale critique » et l’intersectionnalité, a donné lieu à un mouvement intellectuel international dont l’objectif, parfois déclaré, est de criminaliser la civilisation occidentale en la réduisant à une expression du racisme, de l’esclavagisme, de l’«  hétéro-patriarcat » et de l’impérialisme colonial. Tous ces courants idéologiques se proposent de « déconstruire » le discours hégémonique de l’Occident en dénonçant son universalisme supposé trompeur et sa « violence épistémique » dont les victimes seraient les peuples dits dominés, racisés et opprimés, ainsi que leurs cultures respectives, et les « minorités » essentialisées en tant que victimes « systémiques ».

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Dans cette perspective, tous les malheurs du monde s’expliquent à partir de la relation d’inégalité entre « dominants » et « dominés », qu’on interprète en termes racialistes et victimaires: ce sont « les Blancs » qui dominent et les « non-Blancs » qui sont dominés. La « race » revient à l’ordre du jour: en dépit du fait qu’on la présente comme une « construction sociale », la couleur de la peau reste son principal indice. On brandit par exemple avec enthousiasme l’« identité noire », la « conscience noire » ou la « fierté noire », alors qu’on dénonce, à juste titre, les suprémacistes blancs qui parlent d’une «  identité blanche  », d’une « conscience blanche » ou d’une « fierté blanche ». On se retrouve ainsi dans un monde divisé en « Blancs » et « Noirs » ou « non-Blancs », et ce, au nom d’un « antiracisme » douteux, qui s’avère un antiracisme anti-Blancs, c’est-à-dire une forme politiquement correcte de racisme. Une grande inversion des valeurs et des normes s’accomplit sous nos yeux.

À quelques exceptions près, les intellectuels marxistes-léninistes, encore nombreux dans les années 1970-1990, se sont ralliés, d’une façon plus ou moins explicite, aux courants subalternistes ou décoloniaux, après avoir flirté avec le tiers-mondisme et l’altermondialisme. Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter, fondé en 2013 par trois militantes marxistes, représente l’une des reformulations « antiracistes » de l’utopie révolutionnaire. Ce déplacement de la classe vers la race et la culture ou la civilisation est constitutif de la vision décoloniale du monde. Le décolonialisme se présente comme une réinterprétation hyper-critique de l’histoire, une dénonciation diabolisante de « l’occidentalisme » et un programme d’action révolutionnaire séduisant pour les orphelins du communisme. L’évolution des milieux trotskistes à la française est à cet égard fort intéressante: nombre de leurs intellectuels ont repris à leur compte les principaux thèmes décoloniaux (dénonciation du « racisme systémique », du « racisme d’État », de l’« islamophobie d’État », etc.), au point de juger acceptables la vision racialiste de la société et la promotion de notions comme celles d’identité raciale ou de conscience raciale. Ils tendent à oublier la lutte des classes au profit de la lutte des races et des sexes-genres, avec ce supplément de verbiage pseudo-savant qu’est l’« intersectionnalité ». Les déconstructionnistes sont portés à imaginer des récits alternatifs dans tous les domaines, mais surtout dans celui des études historiques, où la dénonciation de l’occidentalocentrisme joue le rôle de la prière du matin. Certains historiens engagés, par exemple, esquissent une «  contre-histoire  » de la démocratie, qui, loin d’avoir été inventée dans la Grèce ancienne, l’aurait été en Afrique.

J’ai présenté une analyse historique et critique de cet ensemble de discours dans mon livre paru en octobre 2020, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, dans la conclusion duquel je m’inspire de quelques thèmes de la pensée nietzschéenne pour récuser cette violente offensive contre la culture européenne et, plus largement, la civilisation occidentale – ce qui n’implique nullement que cette dernière doive échapper aux critiques, lorsqu’elles sont justifiées. Tel est le fait inquiétant qui appelle à une réflexion sur ses causes: la civilisation occidentale est convoquée devant un nouveau grand Tribunal de l’Histoire pour répondre de ses crimes, imaginaires ou réels, et, surtout, elle est la seule civilisation à être mise au banc des accusés.

La culture « woke » en dérive, cette culture puritaine et punitive de l’annulation (« cancel culture ») née aux États-Unis dans les milieux de gauche mais rapidement internationalisée, qui permet à des activistes de faire taire les contradicteurs en les diabolisant et de supprimer les auteurs ou les œuvres qui ne leur plaisent pas, au regard de leurs dogmes idéologiques. Il s’agit de censurer au nom de la défense des minorités supposées discriminées ou « racisées ». Les « wokistes » se présentent comme des citoyens «  éveillés  », hautement conscients des injustices subies par les minorités ethniques (non blanches), sexuelles ou genrées (femmes et surtout LGBTQIA+) et religieuses (principalement les musulmans), et exigeant de privilégier, par des mesures de discrimination positive, les personnes censées incarner ces minorités jugées désavantagées ou discriminées. C’est ainsi que, dans le domaine culturel, les « wokistes » lancent des campagnes pour mettre en avant des acteurs supposés incarner les minorités dans les séries et les films. Leur programme commun est de supprimer, dans le langage comme dans les pratiques sociales, les institutions et la culture, toute trace de stigmatisation, d’exclusion et de discrimination, ou plus simplement tout élément susceptible d’être « offensant » ou « blessant ». Le « wokisme » peut être considéré comme un mouvement néo-religieux, ou comme une nouvelle religion fabriquée sur la base d’un hyper-moralisme militant prenant les allures d’une gnose, d’un savoir qui sauve.

Ces guerriers de la « justice sociale » – une « justice sociale critique » – et « raciale », qui se posent en défenseurs des victimes, veulent donc créer une société parfaite, dotée d’une culture éthiquement « pure », selon leurs valeurs et leurs normes. Ils prétendent lutter contre toutes les discriminations, qu’ils supposent « systémiques », au sein des sociétés occidentales « blanches ». Cette vision racialiste et « discriminationniste » de l’ordre social fonde leur combat idéologique, qui puise dans un imaginaire victimaire. Leur discours militant pâteux témoigne de leur enfermement dans un verbiage dont l’effet est irrésistiblement comique. La pasionaria du néo-antiracisme décolonial brésilien, Djamila Ribeiro, conclut ainsi, en jargonnant, son Petit manuel antiraciste: « Les personnes blanches doivent se responsabiliser de façon critique du système d’oppression qui les privilégie historiquement en produisant des inégalités; et les personnes noires peuvent se conscientiser des processus historiques pour ne pas les reproduire. »

Aux États-Unis, parmi les effets pervers de la religion de la « diversité » et de l’« inclusivité », on constate une systématisation des fraudes dans les demandes d’admission des aspirants étudiants qui ont le malheur d’être « blancs », comme le montre un sondage commandé par Intelligent.com et mené en ligne par la plateforme de sondage Pollfish le 13 juillet 2021. Au total, 1 250 Américains blancs ont été interrogés. Les principaux résultats de l’enquête sont les suivants: 1° 34 % des Américains blancs qui ont postulé dans des collèges ou des universités reconnaissent avoir menti sur leur appartenance à une minorité raciale dans leur candidature afin d’améliorer leurs chances d’être admis ainsi que pour bénéficier d’une aide financière; 2° 48 % des répondants qui ont menti se sont déclarés amérindiennes, 13 % se sont identifiés comme Noirs et 9 % comme asiatiques ou insulaires du Pacifique; 3° les trois-quarts (77 %) des personnes qui ont fait semblant d’appartenir à une minorité raciale ont été acceptées par les collèges auxquels elles ont menti. L’enquête établit que la principale raison pour laquelle les candidats ont simulé le statut de minorité est d’améliorer leurs chances d’être accepté (81 %). Cinquante pour cent ont également menti pour bénéficier d’une aide financière axée sur les minorités. En raison d’une préférence implicite pour les femmes candidates, les hommes sont trois fois plus susceptibles que ces dernières de mentir sur leur race lors d’une demande d’admission à l’université. Quarante-huit pour cent des hommes interrogés ont déclaré appartenir à une minorité dans leur candidature à l’université, contre seulement 16 % des femmes candidates. Le prétendu «  privilège blanc  » dénoncé par les néo-antiracistes masque la réalité d’une discrimination anti-Blancs, touchant les hommes plus que les femmes.

La culture « woke » s’est banalisée dans les critères de recrutement au sein de la plupart des universités étatsuniennes, en particulier dans les départements de langues, de littérature et de sciences sociales: les candidats à un poste doivent déclarer, voire prouver leur « engagement » en faveur de la « diversité » et de l’« inclusion ». Prenons un exemple récent. Le Département d’histoire du Colby College (Waterville, Maine) a publié le 30 septembre 2021 une offre d’emploi pour un poste de professeur assistant invité en histoire du Moyen-Orient et de l’islam. Les qualifications requises sont les suivantes:

«  Le Département [d’histoire] est une communauté d’enseignants-chercheurs engagés (…). Nous aimerions particulièrement entendre des candidats qui apporteront à la classe des expériences, des identités, des idées et des moyens d’engagement qui résonneront avec le corps étudiant de plus en plus diversifié du Département d’histoire et de Colby. (…) Nous recherchons des candidats à haut potentiel, qui pourront enseigner l’histoire de manière innovante, efficace et inclusive. (…) Les déclarations [faites par le candidat] sur sa philosophie d’enseignement et ses centres d’intérêts en matière de recherche doivent démontrer un engagement par rapport aux valeurs de diversité et d’inclusion. »

L’offre d’emploi est assortie d’une liste hétéroclite de catégories pour lesquelles le Colby College déclarer appliquer le principe de non-discrimination: « La race, la couleur, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, la religion, la grossesse, le statut parental ou matrimonial, l’origine nationale ou ethnique, la caste, les convictions politiques ou le handicap sans rapport avec les exigences de l’emploi ou du parcours d’études. » Le terrorisme politico-intellectuel d’une poignée de sectes militantes d’extrême gauche décidées à détruire «  l’Amérique blanche » a fini par imposer ses valeurs et ses normes aux institutions universitaires.

Ces activistes, passés maîtres dans l’art de la propagande intimidante et culpabilisante, ont réussi à fabriquer une mauvaise conscience planétaire désormais installée dans les sociétés dites « blanches » ou occidentales. Il y a là une véritable entreprise de destruction de la culture d’origine européenne, un assaut obscurantiste contre la liberté d’expression et contre la liberté de penser et de créer. De nouveaux Savonarole ont lancé une croisade en vue de punir et de « purifier » les sociétés occidentales, jugées intrinsèquement coupables. Leur discours charrie ce que Nietzsche appelait d’« informes et fluides barbouillis de concepts ». Rejeton académo-militant du décolonialisme et du néo-antiracisme, le « wokisme » a donc progressivement, au cours des années 2010, remplacé la « political correctness ». Mais il est sorti des frontières du champ universitaire pour affecter – et infecter - le monde des médias comme ceux de la culture et de la politique, y fonctionnant comme une police du langage et un terrorisme intellectuel acceptables. Dans la vulgate déconstructionniste, « déconstruction » signifie critique démystificatrice, comme dans « déconstruire les stéréotypes » (de race, de sexe, de genre, etc.). Le langage « woke » a fait émerger une autre mise en équivalence: «  déconstruire  » = «  déboulonner  », c’est-à-dire supprimer ou détruire.

Une telle haine idéologisée et militante de la culture européenne oublie l’essentiel, ainsi rappelé par Leszek Kolakowski: « Cette aptitude à se mettre soi-même en question, à abandonner – non sans une forte résistance, bien sûr – sa propre fatuité, son contentement de soi pharisien, est aux sources de l’Europe en tant que force spirituelle. Elle donna naissance à l’effort pour sortir de la clôture “ethnocentrique” et elle a défini cette clôture. »

Il ne faut pas oublier pour autant la métamorphose en cours de ceux qui appelaient naguère à une « révolte contre le monde moderne » (Julius Evola) en théoriciens de la « révolte contre le monde postmoderne » (Alexandre Douguine), qui s’appliquent à « déconstruire le “moment contemporain” ». Ces derniers, et au premier rang d’entre eux les intellectuels russes anti-occidentalistes qui, tel Douguine, ont théorisé l’eurasisme et l’Union eurasienne, appellent aujourd’hui au « renversement de la dictature de l’Occident », leur cible étant cet « Occident libéral global » ou « postmoderne » et américanocentré qui, définissant par sa puissance le « moment unipolaire » dans lequel nous serions encore, «  affirme avec optimisme l’individualisme et l’hyper-libéralisme dans son espace et les exporte avec zèle sur toute la planète ». Douguine, théoricien du « monde multipolaire », souligne cependant les convergences entre le postmodernisme et sa «  théorie du monde multipolaire  », laquelle « admet pleinement l’arsenal de la critique postmoderne », et lui « emprunte les méthodes de base de la déconstruction ». Bref, la déconstruction de l’hégémonie occidentale est « acceptée sans réserve ». Mais il n’en va pas de même « lorsque les postmodernistes proposent leur projet alternatif », c’est-à-dire leur projet politique et civilisationnel, qui « se réduit souvent à une injonction à rejeter la volonté de puissance d’une façon générale, ainsi que toute notion de hiérarchie ». Douguine reproche aux postmodernistes de glisser de la « déconstruction de la puissance occidentale  » au renversement du principe hiérarchique: «  Il s’agit de basculer dans un chaos général paralysant, où sont complètement anéantis et effacés toute composante hiérarchique, le sexe, la connaissance, la société, la politique, la corporéité, le genre, les pratiques productives, etc. ». Dans un court texte datant de 2016, «  L’Europe contre l’Occident  », Douguine affirme que « l’Occident est le déclin de l’Europe » et précise son diagnostic : « L’Occident n’est pas une continuation de la culture européenne, mais son remplacement. L’identité européenne a été détournée, et l’esprit qui hante l’Europe est un esprit anti-européen. »

Extrait du livre de Pierre-André Taguieff, « Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la french theory », publié chez H et O éditions

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