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Plaidoyer pour la critique

La cancel culture a choisi une nouvelle cible pour un prochain déboulonnage : la statue de Catherine II de Russie, à Odessa, pour ratifier plus symbo­liquement encore la dérussification. Critiquer et ­déconstruire ­supposent-ils d’annuler et d’effacer ? Dans le Crépuscule de la critique (Seuil, 2022), Myriam Revault d’Allonnes revient sur ce qu’elle dit observer actuellement.

La critique n’est pas uniquement un acte cognitif, rationnel, mais l’une des conditions sine qua non du vivre-­ensemble en démocratie. Issue des XVIIe et XVIIIe siècles, la pratique critique s’est construite en prenant pour cible « l’autorité­ de l’Église, celle du pouvoir absolu et arbitraire, et celle d’un savoir imposé ». L’impératif kantien­ Sapere aude ! (Ose savoir !) est un plaidoyer pour la capacité de penser par soi-même, tout en acceptant la contradiction avec autrui, sur des bases rationnelles et argumen­tatives. « L’attitude critique, écrit Revault d’Allonnes, requiert des conditions : la rigueur de l’information, la possibilité effective du débat, la confrontation d’opinions divergentes, le souci de la pluralité. » Si l’une des conditions vient à manquer, elle devient une « farce », selon le bon mot d’Hannah­ Arendt. Or, nous sommes précisément dans un monde de plus en plus indifférent à la notion de vérité, où la confusion triomphe, et où on finit – comble de l’absurde – à opposer esprit critique et déconstruction, alors même qu’ils sont inauguralement faits du même bois. Lorsque Derrida a forgé ce concept, il avait à cœur de déconstruire les grandes catégories de la philosophie occidentale, en rappelant qu’elles ne sont ni immuables ni dépourvues de préjugés. Qu’il fallait donc sans cesse, comme un exercice de vigilance, les déconstruire afin d’établir un universel qui ne serait pas de surplomb, mais nourri par la pluralité du monde et de la vie. Il faut entendre ce terme de déconstruction, écrivait-il, « non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique dans laquelle nous pensons. Cela passe par la langue, par la culture occidentale, par l’ensemble de ce qui définit notre appartenance à cette historie de la philosophie ».

Mais, depuis quelque temps, deux phénomènes se coordonnent parfaitement, au détriment de la pensée critique : le premier semble assimiler la notion de déconstruction à celle de destruction caricaturale. Le second soustrait de plus en plus de notions à l’exercice critique, comme celle d’identité qui est devenue une sorte de « noyau dur autour duquel s’orchestrent et s’enchevêtrent les divers registres de la confusion ». L’identité est devenue une « obsession identitaire », pour le peu – ô comble de l’ironie – assez peu déconstruite.