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Prix Nobel de littérature : Annie Ernaux, la voix des transfuges de classe

Annie Ernaux est une transfuge de classe. C’est-à-dire qu’elle a changé de milieu social et que cette trajectoire n’est en rien anodine dans son vécu et son rapport au monde. Fille de commerçants normands, elle est née en 1940 et a grandi dans un environnement très modeste. A l’âge adulte, par ses études, son mariage, son statut d’agrégée en lettres modernes, puis son œuvre littéraire, elle a intégré la bourgeoisie intello.

Dans La Place, paru en 1983, elle raconte le fossé qui s’est créé entre elle et son paternel, jusqu’à la mort de celui-ci. « Elle rend hommage à son milieu d’origine mais sans jamais épargner ses parents, ni s’épargner elle-même. Il faut du courage pour décrire le mépris qu’on développe parfois au sortir de l’adolescence, quand on a la chance de faire des études alors que nos parents exercent des métiers qu’ils n’ont pas choisis. Elle montre ses facettes les moins reluisantes. Je lisais ça en frissonnant », raconte Adrien Naselli à 20 Minutes. Le journaliste a signé l’an passé Et tes parents, ils font quoi ? (Lattès) une enquête sur les transfuges de classe que l’autrice a accepté de relire et annoter.

L'an dernier, Annie Ernaux a patiemment relu et annoté les chapitres de mon livre. Elle prend ce temps pour beaucoup de monde. Bonheur qu'une figure aussi importante et qui a su rester aussi accessible soit célébrée ! #NobelPrize
Conclusion de "Et tes parents, ils font quoi ?"⤵️ pic.twitter.com/6Z8LMiAUnu

— Adrien Naselli (@adrienaselli) October 6, 2022

« J’envoyais mes chapitres et elle répondait dans la semaine avec une foule de détails et de réflexions, reprend-il. A 80 ans, avec son statut de star, elle a gardé une humilité totale. Elle est la preuve qu’on peut gravir les échelons sans devenir tyrannique ni perdre sa générosité. »

« Elle porte dans sa chair les écarts entre les classes sociales »

Fils d’un conducteur de bus et d’une secrétaire, Adrien Naselli a suivi des études de lettres à l’Ecole normale supérieure. « Je cherchais désespérément à mettre des mots sur ce qui m’arrivait, ce sentiment de m’être arraché de ma famille non-diplômée mais de ne pas non plus faire partie de cet univers intellectuel et bourgeois, confie le journaliste. En tant que transfuge de classe, Ernaux porte dans sa chair les écarts entre les classes sociales et c’est cela que je suis venu chercher dans son œuvre, avec le soulagement de découvrir qu’il s’agit d’un processus social partagé. »

La scénariste et réalisatrice Audrey Diwan, qui a porté l’an passé à l’écran L’événement, dans lequel Annie Ernaux raconte l’avortement clandestin auquel elle a eu recours, ne dit pas autre chose. « Elle révèle un système, la place de la femme dans la société mais aussi celle du transfuge de classe entre autres. Son "je" se change en un "nous", une forme de voix collective puissante. Et le prix Nobel de ce [jeudi] prouve que cette voix porte et rassemble au-delà des frontières », a déclaré la cinéaste à l’AFP.

« J’avais raconté leur histoire »

Au micro de France Culture en novembre, Annie Ernaux revenait sur les réactions suscitées à la sortie de La Place. « Je recevais de partout des témoignages me disant que j’avais raconté leur histoire. Je pense qu’on est des millions, des milliards, sans doute, à avoir vécu ce passage d’un monde à un autre. Ce passage d’avoir eu des parents qui n’étaient pas du tout acculturés de la culture dominante et de se trouver changé de place ou changé de classe sociale. »

Bien qu’auréolé du prix Renaudot en 1984, ce roman a été reçu de façon mitigée par la critique littéraire. « De manière intéressante, elle est bien reçue quelle que soit l’orientation politique du média, à partir du moment où les critiques sont aussi des transfuges de classe », expliquait il y a trois ans à 20 Minutes Isabelle Charpentier, professeure de sociologie à l’université de Picardie et autrice d’une thèse en science politique sur Annie Ernaux.

« La certitude que le social prime »

La néo-Nobélisée a ainsi influencé les générations d’écrivains et écrivaines plus jeunes que la sienne. Virginie Despentes, Edouard Louis, Didier Eribon ou encore Nicolas Mathieu. Ce dernier, issu de la France dite « périphérique » dont il parle dans ses romans, a raconté sur Instagram le souvenir de sa rencontre tremblante et émue lors d’une séance de dédicace. L’admiration pour Annie Ernaux prend une forme aussi cérébrale qu’affective et elle le rend bien.

« Je retiens en particulier ce passage qui figure dans la conclusion de mon enquête, où elle affirme que l’histoire de sa vie aura été son changement de classe », précise Adrien Naselli. En faisant référence aux nombreux témoignages composant l’ouvrage, Annie Ernaux écrit : « En lisant votre dernier chapitre, à un moment, une évidence m’a traversée : le sentiment de me trouver constamment en terrain familier, de me lire et de lire mes parents, mon milieu d’origine (ne pas "se la péter", la discrétion, mais pas non plus se laisser marcher sur les pieds, etc.) Ce qui atteste le caractère essentiel, irrémédiable en moi de la transfugivité (j’assume le néologisme), renforçant ma certitude que le social prime. »