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Quand une géographe étudie les cours d'école pour favoriser la mixité

Sociologue de formation, Édith Maruéjouls a travaillé sur les questions liées au genre et aux relations femmes-hommes, avant de soutenir une thèse en géographie sur la mixité dans les espaces de loisir. En 2014, elle a créé l’Atelier recherche observatoire égalité (Arobe), pour conseiller les établissements scolaires et les collectivités territoriales dans l’aménagement de lieux collectifs, afin de les rendre moins discriminants.

Dans quelle mesure les hommes monopolisent-ils l’espace public ?

Docteure en géographie du genre, Édith Maruéjouls a travaillé durant dix-huit ans pour des collectivités territoriales.

Docteure en géographie du genre

Dans les cours de récréation, à peine 10 % d’élèves (en grande majorité des garçons) occupent 80 % de l’espace. Les autres élèves se trouvent relégués en périphérie et restreints dans leurs déplacements, tandis que les jeux de ballon monopolisent l’espace central.

Ce phénomène se retrouve dans l’espace médiatique qui est saturé par les compétitions et les performances masculines, particulièrement au football. Alors qu’il y a quelques semaines se tenait la Coupe du monde au Qatar, qui se souvient que les footballeuses américaines l’ont remportée deux fois consécutives ? (en 2015 et 2019 – NDLR).

Qu’est-ce qui justifie cette hégémonie ?

Quand on s’intéresse à ce qui distingue l’apparence des filles et des garçons, c’est d’abord le vêtement physique qui apparaît. Les filles portent des jupes et des robes, alors que cela apparaît comme un interdit pour les garçons, tout comme le fait de se maquiller, de se parer de certains bijoux, etc. Du point de vue vestimentaire, les garçons ont un champ plus restreint. On peut alors imaginer que leur suroccupation de l’espace est une attitude sociale qui vient compenser cet interdit.

Le sexisme intervient donc dès l’enfance.

L’injonction faite aux garçons de « ne pas ressembler à une fille » glisse rapidement vers celle, implicite, de « ne pas jouer avec elles », parce qu’elles seraient « nulles » ou « pas aussi fortes à certains jeux ». Cette disqualification fausse la relation filles-garçons et inscrit durablement l’inégale valeur attribuée aux unes et aux autres. On assiste aussi à une autocensure chez les garçons, qui disent souvent : « Moi, je joue pas à l’élastique, sinon j’ai peur d’être traité de fille. » Le lien est évident entre la question du sexisme et celle de l’homophobie, qui relèvent du même processus. En école élémentaire, les petits garçons ont peur d’être assimilés au genre féminin, puis au collège ils ont peur d’être « traités d’homosexuels ».

Icon Quote  Il n’existe aucun gène de l’appétence pour la corde à sauter, pas plus qu’il n’y a de gène du garçon agresseur ou de la travailleuse pauvre exerçant un métier du « care ».

Cela passe par une survalorisation de la force physique ?

La notion de force est en réalité très peu dépendante du sexe biologique, surtout chez les enfants. C’est d’avantage lié à des caractéristiques comme la taille ou la dextérité acquise par l’apprentissage. Par ailleurs, ils sont tout à fait capables d’admettre que l’on peut jouer ensemble si on n’a pas une force égale ou si l’un est valide et l’autre pas, par exemple. Cela implique de déconstruire l’idéologie de la performance individuelle, qui s’incarne dans les cours d’école à travers les jeux de ballon qui sont moins un jeu d’équipe que la mise en scène de ceux qui savent marquer des buts.

Pourtant, l’inégal accès à l’espace et à certaines activités à la défaveur des femmes est si prégnant que d’aucuns avancent des justifications biologiques à cela…

Même si des études récentes de paléontologues montrent que la structure musculaire des femmes du néolithique leur conférait la capacité d’effectuer du travail de force, certains scientifiques restent tentés de trouver des prédispositions hormonales à l’assignation des femmes à des activités et des attitudes plus « passives ». En réalité, il n’existe aucun gène de l’appétence pour la corde à sauter, pas plus qu’il n’y a de gène du garçon agresseur ou de la travailleuse pauvre exerçant un métier du « care ». Il faut déconstruire ces idées fausses, même si elles sont profondément ancrées. On l’a fait pour les rapports coloniaux, il faut le faire aussi pour les rapports de genre.

Cours de récréation de l'école élémentaire et maternelle Henri Wallon à Villejuif, dans le Val-de-Marne. © Nicolas Cleuet/Le Pictorium

Cours de récréation de l'école élémentaire et maternelle Henri Wallon à Villejuif, dans le Val-de-Marne. © Nicolas Cleuet/Le Pictorium

Pourquoi l’école est-elle un lieu crucial pour le faire ?

Il est impératif de travailler très tôt sur les stéréotypes de sexe et de genre, parce qu’ils affaiblissent les possibles et qu’ils contraignent, restreignent, étouffent les enfants, puis les adultes. Ils ont par exemple pour effet une orientation scolaire qui s’articule sur des distinctions sexuées, avec des cohortes de filles dans les filières tertiaires de la santé et du social, et une écrasante majorité de garçons dans les métiers du numérique. L’école, notamment en élémentaire et au collège, est le seul espace où il existe une mixité captive. Cela est moins vrai dans les espaces de loisir et par la suite, quand les enfants deviennent adultes. On a donc neuf années pour travailler cette question des rapports égalitaires.

Icon Quote  En école élémentaire, les petits garçons ont peur d’être assimilés au genre féminin, puis au collège ils ont peur d’être « traités d’homosexuels ».

Quels moyens employez-vous pour amener les enfants à remettre en cause leurs habitus ?

La question fondamentale sur laquelle je travaille avec eux est celle du droit. En général, les élèves savent qu’en République, être à égalité, c’est avoir les mêmes droits. Du coup, ils sont prêts à reconnaître qu’aucune loi, aucun règlement ou même aucun représentant de l’autorité n’interdit aux filles de jouer au football. Néanmoins, dans la réalité, les filles ne se sentent pas autorisées à le faire et les garçons n’acceptent pas facilement qu’elles le fassent. Quand on aborde les choses de cette façon, on parvient à faire émerger la notion de pouvoir et de violence. Ils réalisent que, si on joue à des jeux où l’on pousse, on jette, on crie, cela peut empêcher de fait certains de s’y associer. Je travaille donc à les amener à décider ensemble, ou à tirer au sort l’activité qui sera pratiquée tous ensemble. C’est ainsi la fin des choix arbitraires dictés par ceux qui avaient imposé leur activité au détriment de toutes les autres.

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Au préalable, il faut abolir les espaces prescriptifs. Si le tracé au sol délimite un terrain de foot qui occupe 90 % de la cour, cela va être difficile de changer les pratiques. Au contraire, il faut faire confiance à l’inventivité des enfants pour imaginer d’autres jeux collectifs tout en laissant aussi de la place à d’autres activités, comme la lecture, les jeux de table, etc. Cette méthode de partage de l’espace qui passe par l’acceptation et le dialogue rompt avec celle consistant à demander aux filles (et plus tard aux femmes) de « s’imposer ». Une proposition délétère, car elle enferme les protagonistes dans un rapport de forces qui exclut toute coopération.

En quoi les sanitaires des écoles constituent-ils un enjeu particulier ?

Ils sont le lieu où l’on stationne à l’abri des regards des adultes, ce qui peut conduire à des dégradations et à un sentiment d’insécurité, perçu par les filles comme par les garçons. Huit enfants sur dix (garçons comme filles) se retiennent d’aller aux toilettes à l’école.

Concevoir les sanitaires comme un espace plus ouvert sur l’extérieur, tout en respectant l’intimité de chacune et chacun avec des cabines fermées, permet d’éviter ces écueils. Je défends aussi l’idée d’avoir des toilettes mixtes. En effet, que signifie-t-on à des enfants de 6 ans quand on leur dit qu’ils ne peuvent pas se mélanger aux toilettes ? Qu’inscrivons-nous dès l’enfance dans la relation filles-garçons quand on dit aux filles qu’elles doivent avoir peur des garçons et aux garçons qu’ils sont de potentiels agresseurs pour les filles ? On perçoit bien que ce système qui sépare les corps physiques et sociaux instaure comme une donnée la vulnérabilité des filles et condamne les garçons comme potentiels agresseurs. Le second problème des toilettes non mixtes est la production incessante, de génération en génération, du système de genre s’appuyant sur la binarité. De plus, il serait temps de banaliser la question des menstruations en plaçant dans les blocs mixtes des distributeurs de protections hygiéniques.

Icon Quote Si les filles ont tendance à se regrouper dans les toilettes, c’est qu’elles s’interdisent de discuter ensemble dans la cour, à la vue de tous.

Une mixité vécue harmonieusement dans l’enfance peut-elle conduire à une société moins sexiste ?

Des années de terrain m’ont convaincue que c’est l’absence de relation dès l’enfance qui engendre des relations violentes plus tard. Si les filles ont tendance à se regrouper dans les toilettes, c’est qu’elles s’interdisent de discuter ensemble dans la cour, à la vue de tous. Or, faire nombre dans l’espace public, c’est représenter son groupe social. C’est le cas aussi dans la rue pour toutes les femmes.

D’un point de vue sociétal on a tous intérêt à ce que les femmes passent plus de temps dans l’espace public et se l’approprient, car les statistiques montrent que les violences les plus graves qu’elles subissent n’ont pas lieu dans la rue, mais bien au sein du foyer, dans un cadre intrafamilial. Or, actuellement, il n’y a pas de prise en compte de la mixité dans l’aménagement des villes par exemple.

La question égalitaire doit être traitée via une démarche proactive. Quand on conçoit un espace de manière neutre, en se disant qu’il est « pour tout le monde », cela ne fonctionne pas car il va être approprié par les groupes dominants. L’égalité est une question d’expérience vécue. Si le projet sociétal ne permet pas à la moitié de la population de partager ses activités avec l’autre, on ne peut pas y arriver. Le rôle de l’école est non seulement de transmettre des savoirs fondamentaux, mais aussi de poser des principes de vie en commun et même parfois de permettre de s’émanciper du cadre familial. L’expérience de la relation quotidienne entre filles et garçons est très riche, et elle affaiblit les stéréotypes. De cela découle une remise en cause profonde de la hiérarchie entre hommes et femmes.

Faire je(u) égal. Penser les espaces à l’école pour inclure tous les enfants, de Édith Maruéjouls, éditions Double ponctuation, 2022.