L’autrice israélienne Zeruya Shalev décrit mieux que personne les relations humaines, dans ce pays si particulier qu’est Israël. La preuve une fois de plus avec « Stupeur », paru le 17 août 2023, qui se penche sur les relations conjugales teintées de culpabilité, d’un couple vivant à Haïfa et sur le mutisme de leur fils, revenu traumatisé du service militaire.
Mes romans sont comme mes enfants, dit-elle. Alors, elle ne les lâche pas. À chaque sortie, Zeruya Shalev, grande romancière israélienne, les accompagne à Paris. Elle est ici chez elle, dans le paisible jardin de son éditeur français, Gallimard, à mille lieues des tensions qui règnent dans son pays et dont ses livres se font l’écho.
Zeruya Shalev, 64 ans, aborde rarement le sujet des combats ou de la politique de façon frontale. Mais ils sous-tendent la vie des personnages de cette peintre des relations amoureuses et familiales.
Cette longue femme brune, qui plante son regard gris-bleu dans celui de son interlocuteur pour ne plus le laisser partir, frappe par sa présence au monde, qui lui permet sans doute de capter l’essence de la nature humaine. Traduite dans vingt-deux langues, elle fait son miel des failles, des non-dits, des petites lâchetés et des grands espoirs, des jalousies propres aux fratries, des conflits qui dynamitent couples et familles, malgré l’amour. Son premier livre, Vie et amoureuse, paru en 2000, qui racontait une passion pour un homme plus âgé, a connu un succès immédiat, qui ne s’est jamais démenti. Dans les suivants, Mari et femme, Thera, Ce qui reste de nos vies, il était question d’amour et de déboires conjugaux.
« L’amour devrait être enseigné à l’école »
Née dans un kibboutz (une ferme collective), mais ayant beaucoup vécu à Jérusalem, sur ces terres où le séculier se mêle au religieux, Zeruya Shalev puise une partie de son inspiration dans la Bible. « C’est incroyable de voir à quel point tout ce qui y est écrit est pertinent !
s’extasie-t-elle. Depuis deux mille ans, nous n’avons guère changé émotionnellement. »
Alors qu’elle était enfant, son père, critique littéraire, lui lisait la Bible. Issue d’une famille d’écrivains et de poètes, Zeruya Shalev ne s’est vouée à la littérature qu’après avoir été détournée de sa vocation de psychologue par l’armée. « Pendant mon service, je suivais des soldats traumatisés. Mais je pleurais avec eux… »
Elle est donc entrée dans l’édition et a commencé à écrire.
Son dernier livre, Stupeur, a pour héroïne une quadragénaire partie à la recherche de l’ex-femme de son père, pressentant que celle-ci pourra lui expliquer pourquoi il ne l’a jamais aimée. Elle va ainsi revivre la lutte contre l’occupant britannique dans les années 1940. Cette quête passionnante se double d’interrogations sur le couple qu’elle forme avec Alex, qui n’a pu voir le jour qu’en brisant leurs familles respectives, suscitant chez elle une intense culpabilité envers ses enfants. « À partir du moment où vous devenez mère, vous commencez à vous sentir coupable de tout, à vous demander si vous agissez bien, à avoir des regrets… »,
constate-t-elle. Zeruya Shalev sait de quoi elle parle, elle a trois enfants, âgés de 16 à 35 ans.
Autre sujet de prédilection, l’amour. « Lorsqu’on est jeune, cela semble simple de trouver le bon partenaire. Et puis, on réalise que c’est beaucoup plus dur… L’amour devrait être enseigné à l’école. Ce n’est pas si spontané, ni si intuitif qu’on le dit. Moi-même, en écrivant dessus, j’apprends encore. »
« Attirée par les familles en crise »
L’écrivaine a divorcé deux fois avant de s’engager avec son mari actuel, l’écrivain Eyal Megged. Elle mène avec lui une vie beaucoup plus stable que celle de ses héroïnes. « Si je suis attirée par les familles en crise, ce n’est pas pour accabler le lecteur ! C’est pour lui offrir des perspectives sur l’humanité confrontée aux défis, aux pertes, et lui montrer comment on peut les dépasser. »
Petits, ses enfants s’inquiétaient de la voir pleurer en écrivant. « J’ai besoin d’être en empathie avec mes personnages. »
Bien sûr, ses personnages contiennent « des bouts d’elle-même »
. Ainsi, l’héroïne de Stupeur est-elle tourmentée par le mutisme de son fils, revenu traumatisé du service militaire, guetté par l’extrémisme religieux. « Ici, dès la naissance, les parents s’inquiètent énormément, car ils savent que leurs enfants partiront à l’armée à 18 ans. Cela nous rend sans doute plus protecteurs. »
Mais le personnage qui lui ressemble peut-être le plus est celui d’Iris, victime d’un attentat dans Douleur. Elle-même a été blessée dans une attaque terroriste en 2004 à Jérusalem. Une terrible illustration de la vie en Israël, si particulière. « C’est dur d’y mener une vie normale, entre les menaces venues de l’intérieur, de l’extérieur, les extrémistes des deux bords, qui prennent de plus en plus de pouvoir, le gouvernement d’extrême droite, le fondamentalisme religieux »
, soupire-t-elle.
Mais elle ne quittera pas Israël et milite dans un mouvement de femmes pour la paix, Women Wage Peace. Elle a de l’espoir depuis qu’elle s’est établie à Haïfa, dans l’ouest. « Juifs et Arabes y vivent dans une coexistence magnifique. C’est peut-être possible dans tout le pays ? »
Stupeur, Gallimard, 364 pages, 23,50 €.