France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Sur les réseaux sociaux, le cancer du sein sans filtre

« Quatre février 2022. Aujourd’hui, j’ai 26 ans. C’est aussi la journée mondiale contre le cancer. Hasard malicieux, car depuis le 17 décembre dernier, je me bats contre un cancer du sein “triple négatif”. » Sur Instagram ce jour-là, Léa Dousset sort du silence. Assise sur le rebord d’une fenêtre, elle apparaît la tête basse, de fins cheveux blonds voilant son visage. Un halo de lumière éclaire ses mains repliées sur sa poitrine.

La démarche de cette jeune femme est loin d’être isolée. À lui seul, le mot dièse #cancer du sein rassemble près de 245 000 publications sur Instagram, émanant essentiellement de jeunes femmes. Le besoin de mettre en récit son cancer n’est certes pas nouveau. Les forums et les blogs apparus dans les années 2000 constituaient déjà des plateformes d’échange pour les malades et leurs proches. Mais avec les réseaux sociaux, le sujet a gagné en visibilité.

« Besoin cathartique »

Pour Aline Sarradon-Eck, anthropologue et spécialiste du cancer en milieu clinique, ce dévoilement de l’intimité répond à « un besoin cathartique ». Emporter son portable jusque dans la chambre d’hôpital et partager une dernière photo avant de subir une séance de chimiothérapie est une manière de vaincre la solitude, « de reconstruire son identité après la rupture biographique que représente l’événement du cancer », analyse la chercheuse.

Cette quête de reconnaissance sur les réseaux sociaux peut parfois prendre une tournure revendicative, destinée à bousculer les représentations. « Très longtemps invisibilisé, le corps diminué du malade tend à s’exposer publiquement, sans honte. Cela permet de restaurer l’estime de soi », selon Béatrice Jacques, sociologue de la santé. De là à parler de libération ? Pas si évident, à en croire le sociologue Philippe Bataille : « Dans les salles d’attente, on ne se parle pas plus qu’avant. La traversée reste très pudique et repose d’abord sur l’individu lui-même. »

Messages de soutien

À défaut de parvenir à poser le regard sur son reflet dans le miroir – elle dit ne plus se reconnaître –, Léa Dousset partage sur les réseaux sociaux les étapes de sa maladie, l’avancée de ses traitements et les effets délétères qu’ils produisent sur son corps. Dans un nouveau post, le 13 février, on peut lire : « Alopécie. Mes cheveux tombent doucement mais sûrement depuis plusieurs semaines. J’ai bien suivi les conseils d’une coupe de cheveux courte transitoire, “pour s’habituer”. Mais hier soir, je me suis résolue à me raser la tête. Les voir et les sentir tomber devenait trop douloureux. » Immédiatement, des messages de soutien affluent dans les commentaires, mais aussi sur sa messagerie privée.

Chaque réaction renforce Léa Dousset dans la conviction que son expérience doit servir à d’autres. Pour Philippe Bataille, ce mouvement d’affirmation d’un « nous virtuel » permet de « trouver en l’autre des mots que l’on n’arrive pas à poser soi-même lorsqu’on a le sentiment de perdre pied sur son existence ». Alors que l’entourage joue la normalité et s’efforce de projeter la personne souffrante vers un horizon positif de guérison, le réconfort apporté par une communauté de pairs est d’une nature différente. Surtout, les malades échangent sur les réseaux sociaux des savoirs qui leur sont propres, comme des gestes pour soulager des douleurs.

Vulgariser à des fins de prévention

Au fil des rendez-vous avec son oncologue et des discussions avec d’autres femmes malades, Léa Dousset affine sa connaissance de l’ennemi intérieur. La jeune doctorante en économie s’est plongée dans la littérature scientifique jusqu’à maîtriser sur le bout des doigts les caractéristiques du cancer « triple négatif » et sa résistance aux traitements ciblés existants. Des informations qu’elle s’empresse de vulgariser sur les réseaux, à des fins de prévention.

À l’approche de sa mastectomie, en mars dernier, la jeune femme prend la pose, un blazer fuchsia ouvert sur sa poitrine. Sous la photo immortalisant une dernière fois ses seins, le commentaire d’une amie de Léa : « J’ai rappelé à mes sœurs, tantes et cousines de bien faire leurs examens. » Signe que son message sur la nécessité d’un dépistage précoce est bien passé.

« Le profil Instagram des femmes atteintes du cancer du sein agit comme un récit en temps réel de son parcours corporel », résume la sociologue Béatrice Jacques. Non sans effets pervers cependant, car « la patiente doit faire bonne figure, malgré la perte des cheveux, des ongles et tous les effets dévastateurs de cette maladie », soulève-t-elle. Injonction accablante pour celles qui n’ont pas ou plus la force de se mettre en scène. La poétesse américaine Anne Boyer, elle-même frappée par le cancer, ne dit pas autre chose dans son ouvrage Celles qui ne meurent pas. Selon elle, le silence des autrices sur le sujet dans les années 1980 a laissé place au «vacarme d’une production de langage ahurissante autour du cancer du sein (…), un bruit qui souvent oblitère ».

Prolongement dans le réel

Parfois, les réseaux sociaux trouvent leur prolongement dans le réel. Ce 10 juin 2022, Léa Dousset apparaît tout sourire face caméra, ses cils ont quasiment disparu, ses sourcils sont clairsemés. La raison de son enthousiasme : elle s’apprête à rejoindre le Gang des crânes rasés, un collectif de femmes atteintes de cancer du sein découvert sur les réseaux sociaux, pour un week-end à Bordeaux. Avec ses « sœurs de combat », elles défileront au cœur de la ville, d’abord coiffées de perruques et autres foulards, puis crâne nu. « C’est une façon de se réapproprier leur image, de se sentir belles, mais aussi de sensibiliser le public sur les risques du cancer chez les jeunes femmes », explique la cofondatrice du gang, Caroline Bellegarde.

Cet instant de légèreté n’efface en rien l’issue tragique que connaissent certaines femmes. Et pour les survivantes, subsiste la question de « la vie d’après ». « Pendant des mois, vous faites bloc avec les soignants. Quand cette bulle éclate, cela déstabilise profondément les personnes en rémission, souligne Philippe Bataille. Les réseaux sociaux deviennent alors un moyen de garder un lien au-delà de la guérison. »

------------------------

Un cancer qui frappe les jeunes femmes

Le cancer du sein dit « triple négatif » (TNBC) est le sous-type de cancer du sein le moins fréquent, mais représente tout de même 15 % des cas diagnostiqués chaque année, soit environ 9 000 femmes.

La médiane d’âge au diagnostic est de 53 ans, soit dix ans plus tôt que pour les autres cancers du sein.

Environ 40 % des patientes atteintes de cette forme de cancer particulièrement agressive ont moins de 40 ans lors du diagnostic. Le taux de survie à cinq ans est de 20 %.