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Sylvestre et Goscinny, Annes sœurs

Cet article est tiré du Libé spécial auteur·es jeunesse. Pour la quatrième année, Libération se met aux couleurs et textes de la jeunesse pour le Salon du livre de Montreuil qui ouvre ses portes le 30 novembre. Retrouvez tous les articles ici.

Il y a deux ans aujourd’hui, le 30 novembre 2020, Anne Sylvestre s’en allait enchanter les anges. Heureux anges… Anne était la femme de ma vie. Entendons-nous ! Ma mère glissait dans mon mange-disque les 45 tours des Fabulettes dès leur sortie chez les disquaires. Et sur la platine du salon, les 33 tours tournaient, face A, face B. Le diamant actionné par le bras finissait par les rayer. La Petite Josette bégayait, mais ce n’était pas grave. Moi, je devançais les mots d’un petit temps qui grignotait le suivant. J’apprendrai plus tard à distinguer le temps d’un temps et si le temps qui passe est extensible, un temps en musique est incompressible. Mais j’étais si fière de connaître les Fabulettes sur le bout du cœur que ma mère souriait quand je précédais Anne d’un mot et d’une note. Je savais les Fabulettes, mieux, bien mieux que mes tables de multiplications, au grand dam de mon père et pour le plus grand bonheur de ma mère.

Ma mère avait compris que les Fabulettes, je m’adresse aux profanes, les chansons qu’Anne Sylvestre a écrites, composées et interprétées pour les enfants, étaient la plus haute, la plus jolie, la plus élégante porte d’entrée qui me permettrait un jour d’accéder à la chanson française, de l’aimer, de la chérir et pourquoi pas, de la servir. Ma mère savait qu’une chanson a le pouvoir de guérir celui qui souffre d’un mal qui en musique et en mots deviendrait presque doux, comme est douce la mémoire quand elle s’habille de nostalgie.

C’est sérieux un humoriste !

Au son de la machine à écrire de mon père qui recouvrait la voix d’Anne, j’ai appris avant de savoir lire qu’il fallait beaucoup de lettres pour faire un mot et que de nombreux mots étaient nécessaires pour remplir les bulles qui viendraient se nicher dans des cases. Et moi je chantais dans ma chambre, pas question de musique quand mon père travaillait, c’est sérieux un humoriste ! J’étais si fière d’avoir une mère qui comprenait l’importance de «la fenêtre du fond».

«Mais non, mais non /On n’a pas toujours raison /Regardons par la fenêtre du fond /Ce que les autres font.»

Là encore, l’air de rien, au rythme des chansons d’Anne, simples sans être simplistes, ma mère m’élevait et m’enseignait que le monde était riche de ce qui nous est étranger. J’ignorais alors que grâce à ces comptines légères et essentielles un univers m’attendait, celui qui ferait de moi la femme que je suis, le répertoire d’Anne Sylvestre pour adultes.

Anne Sylvestre est née à Lyon le 20 juin 1934 et fera ses débuts à la Colombe, à Paris, en 1957. Elle a donné son dernier concert à Vannes le 2 octobre 2020. Entre-temps, elle a écrit, composé, chanté, inventé, initié. Jamais Anne n’a chanté sur scène ses Fabulettes. Moi, du haut de mes 4 ans, j’étais très heureuse de ne pas la partager avec d’autres enfants. Mon mange-disque et la platine de mes parents avaient instauré entre elle et moi un colloque singulier tout à fait singulier ! Elle chantait et je saluais ses rimes et ses mélodies en souriant aux jolies pochettes de ses disques. Je comprendrai plus tard qu’elle ne voulait pas être cantonnée à ce seul registre, celui d’un public enfantin.

Pont de cristal

Souvent, je me suis dit que mon père, en décomplexant les adultes de lire de la bande dessinée, avait trouvé une solution à cette angoisse-là : il écrivait pour ceux qui le lisaient. Ces deux auteurs magistraux avaient en commun ce pont de cristal, dépourvu de rambardes. Ce pont qui faisait traverser, non sans risques, la rive du clivage entre les générations à ceux qui le lisaient, à ceux qui l’écoutaient. L’élision en me défendant de préciser que c’est Anne qu’on écoutait, me permet de souligner qu’on pouvait aussi la lire.

La machine à écrire de mon père s’est tue pour l’éternité un matin de novembre 1977. Elle n’a plus couvert la voix d’Anne. Adolescente, j’aurais voulu danser sur cette passerelle dont le sol supportait ce que ma mère, fatiguée, nommait l’âge ingrat. Insensible aux rythmes de l’époque qui déchaînaient mes contemporains, j’ai découvert, grâce aux textes d’Anne qui donc n’étaient plus assourdis par l’humoriste au travail, que la fête n’est pas moins belle si on ne la partage qu’avec soi-même.

«J’ai commencé par deviner /En arrivant vers 15, 16 /A sentir un certain malaise /Qu’on n’était plus bien accordées /Toujours on se contrariait /Tu dévorais, j’étais frugale /Et je nourrissais tes fringales /en rêvant que je m’envolais»

Cette chanson, Carcasse (1981), cet hymne devrais-je dire, répondait en quelques vers à toutes les questions que je refusais de poser à ma mère, impressionnée par le silence qui désormais lui tenait lieu de compagnon. Mais moi, je ne dansais plus seule sur mon pont de verre, Anne Sylvestre me tenait la main, et la tiendrait à tant d’autres.

Percevez-vous la musique ?

Lorsque j’ai eu ma propre chaîne stéréo dans ma chambre, la voix d’Anne m’accompagnait jour et nuit. Elle m’a appris à aimer, m’a enseigné l’autodérision, m’a expliqué qu’il fallait vivre et éprouver et la peur et le doute pour mieux comprendre le monde.

En 1986, Anne Sylvestre a donné un récital à l’Olympia. Je l’ai vue sur scène pour la première fois. Ma main agrippée à celle de ma mère, je découvrais celle qui jour après jour m’interdirait de me décourager, m’inciterait à persévérer sur ce drôle de chemin, celui de l’écriture.

«Ecrire pour tout raconter /Ecrire au lieu de regretter /Ecrire et ne rien oublier /Et même inventer quelques rêves de ceux qui empêchent qu’on crève.» (Ecrire pour ne pas mourir, 1985)

Ce soir-là, à l’unisson avec une salle bondée, j’ai été, en enlaçant ma mère, une sorcière comme les autres.

Je voudrais écrire Anne Sylvestre, comme je pourrais la dessiner si j’en avais le don.

Si des biographies lui ont été consacrées, elles ne révèlent d’elle que son histoire. Or, c’est son œuvre qu’aujourd’hui je veux non pas illustrer, mais faire entendre. Comment, avec des mots pour seuls outils, faire découvrir ses mélodies ?

Une gageure qu’Anne Sylvestre m’aide une fois encore à relever grâce à un livre joliment dénommé Coquelicot publié chez Points et dirigé par Philippe Delerm. Le principe semble avoir été créé pour Anne : «Des personnalités reconnues pour leur amour de la langue livrent ici beaucoup de leur être le plus secret en voyageant en toute liberté avec les mots qui leur ressemblent.» Ce recueil se présente comme un lexique, l’auteur choisit des mots qui l’inspirent et les écoute. C’est précisément là que je peux me risquer à vous parler de la compositrice en tentant de tenir l’autrice à l’écart. Choisir, c’est trahir et je trahis toutes les définitions qui viennent étayer ce que je cherche à démontrer en en sélectionnant une seule.

Pour illustrer le mot «sœur», Anne écrit :

«On n’y peut rien c’est dans le sang /La faute à papa et maman /C’est mon souci c’est ma douceur /C’est ma sœur.»

Percevez-vous la musique ? Moi, ces mots, je ne les dis pas, je les chante.

Anne Sylvestre a tenté de scinder ses deux carrières, ses deux registres, ses deux publics, elle a essayé d’ériger une frontière entre les Fabulettes, et son répertoire féministe engagé, dur et tendre, drôle et grave à la fois. Et puis, en 2007, l’impensable s’est produit ! Anne Sylvestre a écrit une chanson au titre éloquent : les Rescapés des Fabulettes.

«Finalement, quand j’y repense /Nous voici quittes à présent /Si j’ai enchanté leur enfance /La mienne était cachée dedans.»

Non, la source n’était pas tarie

Les deux répertoires ne s’opposent plus, et Anne, comme un ultime cadeau, vient cautionner cette réconciliation avec Manège, un disque comprenant cinq chansons dont trois ont été enregistrées lors de ses derniers récitals (Texto, Maman la chanteuse et Manèges). Si les autres titres, Cœur battant et Avec toi le déluge, ont eu les faveurs d’un studio, c’est parce qu’Anne Sylvestre a eu besoin de deux titres pour que les programmateurs de salles ne s’inquiètent pas ! Non, la source n’était pas tarie – était-elle tarissable ? – Eh oui, alors qu’elle avait déjà tout dit et tout chanté, toujours elle se réinventait et s’inscrivait en souriant dans notre drôle d’époque, comme en témoigne le magnifique Texto :

«Que mentent mentent tous ces jolis mots /Ces jolis mots texto /Et que mentent que mentent /Les sentiments qu’ils alimentent /On tape tape mais c’est du pipeau /Ne restent que les mots.»

Sa chanson Cœur battant fait chavirer le mien, de cœur. Si Anne n’ignorait pas que la barque qui devait lui faire traverser le fleuve, elle qui aimait tant l’eau, la mer et les sources, approchait, Anne l’immortelle savait que son cœur, bien après avoir cessé de battre, revendiquerait la liberté ultime, celle qui refuse les normes et les cages. Et je sais moi, que là où désormais elle compose, jamais elle n’abdiquera.

«Mon cœur est un vieux loup/ Qui est resté sauvage/ Refusant le dressage/ Il est toujours jaloux/ Et s’il montre les dents/ C’est parce qu’il enrage/ Que le bout du voyage/ S’approche à tout moment.»

Manèges est sorti le 25 novembre et le titre éponyme pourrait être la porte d’entrée que j’évoquais plus haut pour découvrir le répertoire d’Anne Sylvestre. Entre sa première chanson, enregistrée en 1957, et la dernière, deux vies. La sienne et la nôtre mêlées.

«Vous pouvez vous enfuir sur les chevaux de bois/ Emiettant vos sourires à mon cœur aux abois/ Pour moi je filerai sur un vélo doré/ Retrouver mon enfance où je l’avais laissée.»

Anne Sylvestre, Manèges, BC Musiques.