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Tocqueville VS Twitter

Chargé, en 1832, d'étudier le régime pénitentiaire aux États-Unis, le jeune Alexis de Tocqueville découvre de l'autre côté de l'Atlantique une société nouvelle qui lui inspirera son livre le plus connu : « De la démocratie en Amérique ». Dans cet ouvrage, toujours parfaitement d'actualité bien qu'écrit il y a près de deux cents ans, Tocqueville, politologue avant l'heure, analyse cette démocratie en décrivant ses ressorts profonds, à savoir le goût immodéré du peuple américain non seulement pour la liberté, mais aussi et surtout, pour l'égalité entre tous les citoyens.

« Vox populi, vox dei » à la sauce algorithmique

Aristocrate de naissance, Tocqueville avouait aimer « avec passion la liberté, l'égalité, le respect des droits », mais se méfiait de la démocratie. Non que ce régime fût mauvais par nature (« le meilleur à l'exception de tous les autres », selon le mot célèbre de Winston Churchill...) mais, analysait-il, celui-ci porte en germe l'exaspération des égoïsmes, l'oppression de la minorité par la majorité, et tend à favoriser la montée en puissance d'un État tout-puissant face à des individus, certes libres, mais atomisés et contraints d'accepter leur servitude volontaire. Tocqueville redoutait par-dessus tout le despotisme rampant du régime démocratique dans lequel les citoyens tendent à accorder au collectif « plus de lumière et de sagesse qu'aucun des hommes qui la composent ».

Revenu à notre époque, Tocqueville se serait sans doute insurgé contre le nouveau patron de Twitter, le milliardaire Elon Musk, qui, il y a quelques jours, justifia le fait que Donald Trump se devait d'être réintégré au réseau social au motif qu'une (courte) majorité (51,8%) de votants à un sondage en ligne qu'il avait lui-même lancé, en avait décidé ainsi [1]. Bref, le retour du vieil adage « vox populi, vox dei », non par les urnes mais cette fois par un réseau social, autrement dit, par une sorte de « twitterisation » de l'espace public, pourrait-on dire.

Revenir aux fondamentaux de la démocratie

Face à la crise démocratique et aux tentations populistes que traversent bon nombre de pays, on objectera qu'il est possible, voire qu'il faudrait faire le pari des outils numériques pour rénover et revitaliser la vie démocratique. En ayant recours aux solutions technologiques à base d'IA ou en multipliant l'usage de plates-formes collaboratives, ces technologies seraient, supposons-le, capables de contribuer à réinventer la démocratie dès lors que les piliers sur lesquels reposent ce principe d'organisation politique ne vacillent pas.

Ils sont au nombre de quatre, rappelons-le : bien sûr, et avant tout, le sacro-saint principe de « Un Homme, une voix ». Ensuite ; l'existence d'un État de droit à même de garantir que les décisions sont prises conformément à la loi. Puis, l'existence d'un système de contre-pouvoirs afin de protéger les droits individuels et éviter, comme le craignait Alexis de Tocqueville, le règne de l'arbitraire. Et enfin, notion quasiment impossible à obtenir à l'ère des réseaux sociaux, l'esprit de compromis qui évite la tyrannie de la majorité [2].

À l'aune de ce sondage sur Twitter qui vient d'aboutir au fait que Donald Trump (87 millions d'abonnés) a, à nouveau, voix au chapitre sur ce réseau social [3], force est de constater qu'aucun de ces principes démocratiques n'ont été à l'œuvre.

Lorsqu'on sait que ce réseau social est aussi connu pour être pollué par d'innombrables faux comptes, « trolls » et autres bots (des programmes qui se connectent à des sites web dans le but de faire monter l'audience), nul besoin d'être un spécialiste de la chose politique pour s'apercevoir que bien peu, voire aucune de ces conditions indispensables à une vraie décision démocratique n'a été au rendez-vous lors de ce presque-référendum en ligne censé incarner la parole du peuple.

Twitter se passerait bien des corps démocratiques intermédiaires

À plusieurs reprises, Elon Musk a juré vouloir défendre une vision rigoriste de la liberté d'expression, quitte à heurter les attentes d'une partie des utilisateurs et de ses annonceurs. En utilisant notamment l'argument de la défense du Premier amendement de la Constitution américaine qui garantit à tout citoyen le « free speech » (la liberté de parole), Musk se fait le défenseur du principe de démocratie directe.

Dans les faits, Musk n'a jamais caché son goût pour cette forme idéalisée de régime politique en dénigrant au passage la démocratie représentative, propice, selon lui, à de trop nombreuses dérives.

Philosophiquement, le nouveau patron de Twitter, à l'instar de quelques autres gourous de la Silicon Valley, est proche du courant de pensée des « libertariens », ces libéraux radicaux qui prônent la « liberté absolue » des individus à faire ce qu'ils veulent de leur personne et de leur propriété, et cela, avec le moins de contraintes possibles, en ce compris les institutions étatiques.

Polariser les débats

En élargissant le sujet de ce « vox populi, vox dei » prôné par Elon Musk, il est facile de percevoir que cette « twitterisation » et, plus largement, l'usage des réseaux sociaux, se révèle de plus en plus comme une « arme de destruction massive » de la démocratie.

Ici, la diffusion d'une information manipulée, là, la volonté de prendre le contrôle de plates-formes de diffusion, ou encore, la promotion des formes de démocratie directe au mépris des institutions existantes. Les réseaux sociaux qui se « piquent » de démocratie en mettant en avant l'immédiateté et la spontanéité donnent l'illusion que la réponse est forcément simple et directe et, partant, ont pour effet de polariser les débats, surtout lorsqu'il s'agit de répondre par un « oui » ou un « non » à une question complexe.

Tocqueville, au début du 19e siècle, mentionnait déjà que deux grands moyens permettent l''extension du despotisme : la centralisation et l'interventionnisme.

Deux siècles plus tard et par l'intermédiaire des réseaux sociaux, singulièrement Twitter passé dans les mains d'un seul homme, Elon Musk, la protection de la démocratie passe aussi par la défense de la liberté et l'indépendance de l'information. À l'ère des réseaux sociaux, « Vox populi » n'a pas forcément pour corolaire « Vox Dei ».

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NOTES

1 Le tweet d'Elon Musk : « Should Twitter offer a general amnesty to suspended accounts, provided that they have not broken the law or engaged in egregious spam »

2 In Nicolas Baverez : L'alerte démocratique, Éditions de l'Observatoire, 2020

3 https://twitter.com/realDonaldTrump