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Tomas Halik : « Pour devenir une voix crédible, l’Église doit subir une réforme profonde »

La Croix : Comment l’Église peut-elle être plus pertinente en Europe, dans nos sociétés sécularisées ? Doit-elle s’adapter aux évolutions sociétales, ou être de contre-culture ?

Père Tomas Halik : La mission principale de l’Église est l’évangélisation, qui consiste en une inculturation, un effort pour insuffler l’esprit de l’Évangile dans la manière de penser et de vivre des gens aujourd’hui. Sans cela, l’évangélisation n’est qu’un endoctrinement superficiel. L’Église ne peut, et ne doit pas faire partie de la contre-culture, ou être en résistance, si ce n’est face à des régimes répressifs tels que le nazisme, le fascisme et le communisme. Les tentatives de faire du catholicisme – surtout entre le milieu du XIXe, et le milieu du XXe siècle – une contre-culture contre la société, la culture, la science et la philosophie modernes ont conduit à une autocastration intellectuelle, causant l’éloignement d’une grande partie de la classe ouvrière, des intellectuels et des jeunes.

La peur et l’aversion pour la culture moderne ont mené à une ex-culturation, contribuant sensiblement à la sécularisation de la société occidentale. Les efforts de Vatican II pour dialoguer avec la modernité et l’humanisme séculier sont arrivés trop tard, à un moment où la modernité touchait déjà à sa fin. La société postmoderne présente aux Églises des défis et des opportunités très différents de ceux de la modernité. Pour devenir une voix crédible et intelligible à une époque de pluralité radicale, l’Église doit subir une réforme profonde – et j’espère que le chemin synodal sera une telle réforme.

De telles transformations ne risquent-elles pas de dissoudre le message chrétien, comme ce que semble craindre le pape devant les positions les plus extrêmes du chemin synodal allemand ?

P. T. H. : La voie synodale allemande semble accorder une grande importance au changement des structures institutionnelles. Elle soulève avec audace des questions qui ne peuvent être taboues, et parle de problèmes dont la solution ne peut être reportée indéfiniment. J’insiste cependant sur le fait que les réformes institutionnelles – comme les questions autour des conditions d’exercice du ministère sacerdotal – doivent précéder, et l’accompagner, un approfondissement de la théologie et de la spiritualité.

J’ai récemment publié un livre, « L’Après-midi du christianisme » (1), dans lequel je réfléchis à la théologie et à la spiritualité du renouveau synodal. J’applique une méthode que j’appelle « kairologie » – une herméneutique théologique du changement de culture et de société, inspirée de la méthode ignatienne de « discernement spirituel ». Une distinction doit être faite entre « l’esprit du temps » (Zeitgeist), qui est le « langage du monde », et les « signes des temps », qui sont le langage de Dieu à travers les événements du monde.

Certains théologiens – comme Karl Barth et Dietrich Bonhoeffer – se sont demandé si le christianisme était ou non une religion. Je crois que le christianisme de demain sera une religion dans un sens très différent de ce qu’il était autrefois. Le mot religion (religio) est dérivé du verbe religare, réunir ; la religion était la force intégratrice (« langage commun ») de toute une société. Mais le mot religion (religio) peut aussi être dérivé du verbe relegere, « relire ». Le christianisme devrait offrir une nouvelle herméneutique, une nouvelle lecture, et une compréhension plus profonde de ses propres sources – l’Écriture et la Tradition – mais aussi des « signes des temps ».

Le processus de sécularisation s’est accéléré en Europe à cause de la crise des abus. En quoi celle-ci peut-elle être perçue comme un « signe des temps » pour l’Église ?

P. T. H. : Les abus sexuels jouent pour moi un rôle similaire à celui des scandales liés au commerce des indulgences, juste avant la Réforme. Au début, les deux phénomènes semblaient marginaux. Or tous deux ont révélé des problèmes systémiques beaucoup plus profonds. Dans le cas du commerce des indulgences, il s’agissait de la relation entre l’Église et l’argent, l’Église et le pouvoir, le clergé et les laïcs. Dans le cas des abus sexuels, psychologiques et spirituels, il s’agit de la maladie du système que le pape François a appelée « cléricalisme ». Il s’agit avant tout d’un abus de pouvoir et d’autorité.

Le pape appelle à la transformation du système rigide du pouvoir clérical en l’Église en tant que réseau dynamique de coopération mutuelle, un chemin commun (syn-hodos). Ce voyage conduit nécessairement à une transcendance des frontières institutionnelles et mentales actuelles de l’Église, à un œcuménisme plus profond et plus large – à une invitation universelle à tous sur le chemin de l’objectif eschatologique de la « fraternité universelle ». La grande vision du pape François, contenue dans l’encyclique Fratelli tutti, pourrait jouer au XXIe siècle un rôle similaire à celui de la Déclaration universelle des droits de l’homme au XXe siècle.

Le cours futur du processus synodal montrera si l’Église offre seulement de belles visions à l’humanité d’aujourd’hui (juste des mots, des mots, des mots) ou si elle montrera le courage de « l’auto-transcendance ». L’identité du christianisme n’est pas quelque chose de statique et d’immuable. L’identité et l’authenticité du christianisme résident dans la participation au drame de Pâques – le mystère de la mort et de la résurrection. Beaucoup de choses dans l’Église doivent mourir pour que la résurrection ait lieu – et la résurrection n’est pas une « réanimation », un retour en arrière, mais une transformation radicale.

Comment développer et pérenniser une culture de la synodalité en Europe, alors que les Églises « nationales » s’inscrivent dans des réalités ecclésiales si différentes ?

P. T. H. : L’obsession du « principe national », que ce soit dans l’État ou dans l’Église, entraîne le danger du nationalisme, de l’égoïsme national, l’une des maladies de la modernité, du XIXe siècle, qui réapparaît aujourd’hui comme une dangereuse tentation avec le populisme et le fondamentalisme dans la crise de la mondialisation.

Le nationalisme a été à l’origine de deux guerres mondiales, et l’actuelle troisième guerre mondiale, que la Russie a déclenchée avec le génocide en Ukraine – une menace mondiale que l’Occident sous-estime de manière répréhensible – est également causée par le nationalisme, par le dangereux impérialisme russe et par le messianisme national. Le pape François le dit clairement : un chrétien ne doit pas être un nationaliste.

La pensée à l’intérieur des frontières nationales doit être à mon sens dépassée par la « glocalité »(concept de penser global, et agir local, NDLR). La transformation synodale de l’Église devrait contribuer à la transformation de la mondialisation en « glocalisation », basculant ainsi vers davantage de solidarité, de respect mutuel et de partage.