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Tribune. Dire la souffrance des travailleurs du soin pour reconstruire l’hôpital

Vendredi 18 novembre, une semaine avant le « Black Friday » de la consommation débridée, des soignants du CHU de Nantes ont à nouveau manifesté leur colère dans les rues de la ville. Les jours noirs s’accumulent à l’hôpital, en pédiatrie, psychiatrie, gériatrie, urgences et ailleurs. Rien de nouveau en ce vendredi dans les paroles parfois chantées des personnels hospitaliers : conditions de travail dégradées, impossibilité de bien soigner les patients par manque de temps et de moyens, non aux fermetures de lits, embauche urgente d’infirmières et d’infirmiers, non à la privatisation de l’hôpital, augmentation des budgets. Plus rien n’est à dire, tant les constats paraissent évidents.

Faut-il encore d’autres mots, d’autres maux, d’autres départs, d’autres crises virales ou bactériennes, d’autres morts aux urgences et attentes inhumaines sur ses brancards, d’autres enfants réanimés dans les couloirs, pour enfin réveiller les dirigeants, gouvernants et administratifs, leur faire admettre que le diagnostic étiologique est mauvais ? Non, ce n’est pas l’organisation des hôpitaux qui défaille, c’est la manière de les financer qui déraille : un objectif budgétaire contraint, déconnecté des besoins en santé de la population, un paiement à l’acte de tout soin calculable, une recherche obsessionnelle de la rentabilité financière, dans un marché de la santé où chaque entreprise travaille contre l’autre, parts de marché contre parts de marchés.

Les équipes de soin souffrent, rien de nouveau en ce vendredi. Elles disent leur éclatement, quand il faut trouver à la dernière minute un collègue pour remplacer celui absent, au risque de fermer un lit : fermeture administrative, tel est le nouveau mot pour pointer du doigt le récalcitrant, absent quand il y a tant de travail à abattre ! En effet, le travail ne manque pas, en ces services au service des plus vulnérables, parfois très dépendants, exigeant justement une charge de travail si lourde que d’autres absents ne permettront plus de faire face. Le travail des cadres de santé, pièce maitresse du dispositif, prend l’allure d’une course quotidienne à la recherche de l’agent perdu.

Les équipes souffrent, quand le collectif structuré autour du soin, après de longues années d’un lien entre les soignants et les patients, n’est plus : changements d’horaires, retour sur les congés, heures supplémentaires, ne peuvent que désagréger ce qu’on croyait solide, ces liens justement fondant le travail interindividuel d’un service au service des patients.

Certes, le rapport au travail change, les soignants d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, le bien-être au travail est devenu une exigence, parce qu’il s’inscrit dans un bien-être-à-vivre dans et en dehors de l’hôpital. De fait, ce qui, peut-être, pouvait être admis autrefois – le travail comme ultime horizon de nos vies et le sacrifice de nos vies au nom du travail – ne peut l’être aujourd’hui, si, en plus, le travail ne peut se faire sans sacrifier nos valeurs soignantes.

Cette nouvelle forme d’aliénation au travail, ayant perdu tout sens car perçu comme mal fait faute de moyens pour le réaliser sereinement et pleinement, ne peut entraîner que souffrance, désengagement et fuite. Ne pas donner les moyens aux professionnels de santé de bien faire leur « boulot » est ressenti comme une injure à la profession. Plus le temps, trop de patientes, trop de patients, courir, cavaler, entre les lits physiques où ce patient repose, entre les lignes numériques d’un support informatique qui ne porte plus son nom. Rien de nouveau. Tout est su. Beaucoup, responsables de service ou cadres de santé, essaient encore d’améliorer la situation, en vain souvent.

Il faut continuer de témoigner de cette souffrance, permettre aux lanceurs d’alerte de s’exprimer, et au public – via les médias – d’en rendre compte, afin de dire et redire que l’hôpital va mal, mais qu’il n’est pas encore tombé. Les réponses évidentes à cette crise hospitalière sont connues : embauche massive de travailleurs du soin, augmentation des salaires, et arrêt des fermetures de lits. L’intendance suivra…

L’hôpital, au sein de la cité et des territoires, doit rester une Zone à Défendre, où chaque acteur – soignant et soigné – doit pouvoir dire et agir, pour le bien de la communauté, et non une forteresse où le secret des affaires règne – autre nom de ce fameux devoir de réserve qui empêche tout agent public, soignants et administratifs, de « dire » simplement ce qui se passe. Engager, dès maintenant, une véritable politique de santé publique exige des conditions de délibération démocratiques, au sein de chaque établissement d’un côté, de chaque instance décisionnaire de l’autre, avec tous les acteurs du soin, ou leurs représentants reconnus.

Dire la souffrance des travailleurs du soin est la première étape de la reconstruction. Et non, comme certains dirigeants veulent nous faire croire, la dernière étape de l’effondrement.