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Un an après l'occupation russe, Boutcha et Irpin se reconstruisent

À Boutcha et à Irpin (oblast de Kiev, Ukraine).

Dans les faubourgs de la ville d'Irpin, située dans la banlieue ouest de Kiev, le temps s'est arrêté en mars 2022. Au milieu d'un parc public, une balançoire flotte dans les airs, portée par une brise légère, souvenir d'une autre époque. Tout autour, les façades des bâtisses résidentielles sont flétries par des taches noir charbon. Les fenêtres sont éclatées. Les portes, arrachées. Les murs, éventrés.

Un an plus tôt, la bourgade a été la cible de la puissance de feu russe pendant plusieurs semaines, entre le 27 février et le 28 mars 2022, au début de la guerre en Ukraine. Mais la porte d'entrée vers la capitale du pays, située à 10 kilomètres, n'a jamais cédé. Après un mois de bataille, les Russes se sont retirés de la région pour concentrer l'offensive dans l'est et le sud du pays.

Dans la ville d'Irpin, voisine de Boutcha (situées toutes les deux dans l'oblast de Kiev), l'offensive russe pour tenter de pénétrer dans la capitale ukrainienne a causé des destructions majeures. | Ines Gil / Hans Lucas

Dans le bloc résidentiel, le contraste est étrange entre le spectacle de désolation qu'offrent les ruines des combats passés et les chants des oiseaux qui résonnent dans les airs. Le soleil caresse d'une chaleur légère les dernières bribes de neige qui marquent la fin de l'hiver.

Une babouchka («grand-mère» en russe) arpente les lieux, accompagnée d'une amie. Restée dans sa résidence située à quelques dizaines de mètres, Vierra, 64 ans, n'a jamais quitté Irpin. La tête enfermée dans sa capuche, elle raconte, l'air désabusé: «Je vivais dans le sous-sol de mon bâtiment. Mon appartement a été détruit par un missile en mars, l'année dernière. Il n'a jamais été reconstruit. Alors j'attends. Pour le moment, je vis chez mes voisins en espérant qu'un jour, peut-être, quelqu'un m'aidera à réparer mon appartement.»

Vierra (à droite) et son amie sont restées à Irpin au début de l'offensive russe en Ukraine, malgré les combats. La maison de Vierra a été détruite, elle loge chez ses voisins. | Ines Gil / Hans Lucas

L'enjeu de la reconstruction

Notre véhicule traverse un petit cours d'eau, ligne de séparation entre Irpin et la ville voisine de Boutcha. Au début du mois de mars 2022, les troupes russes contrôlent cette dernière. Boutcha résonne aujourd'hui comme un des épisodes les plus sombres de la guerre. Après le retrait russe fin mars 2022, lorsque les Ukrainiens pénètrent dans la ville, ils découvrent des dizaines de cadavres dans une rue. Au moins 458 civils ont été tués dans un massacre devenu le symbole des crimes de guerre russes en Ukraine.

La mémoire de l'occupation continue de hanter les habitants, mais la bourgade tente de tourner la page. Le long de la rue Vokzalna, qui marque l'entrée de la ville et qui avait été terrassée un an plus tôt par les combats, une équipe d'ouvriers achemine des planches en bois. «La reconstruction a été rendue possible par un partenariat entre les autorités ukrainiennes et des organismes internationaux», affirme Dmytro, un ouvrier ukrainien qui travaille sur le chantier.

Une douzaine d'habitations vont être reconstruites le long de la rue Vokzalna, à l'entrée de Boutcha. | Ines Gil / Hans Lucas

Les bailleurs de fonds qui financent les travaux sont tous états-uniens, parmi lesquels les organisations à but non lucratif Global Empowerment Mission et The Howard G. Buffett Foundation. Posté devant le squelette d'une maison inachevée, cigarette à la main, Dmytro commente l'évolution des travaux. «Nous sommes à Boutcha depuis octobre. Nous nous concentrons sur cette rue, qui avait été très lourdement endommagée par les combats. Notre équipe a pour mission de rebâtir douze maisons au total. Franchement, quand je suis arrivé ici la première fois, je me suis dit: “Quel enfer ça a dû être pour les habitants.” Et je me suis demandé comment on allait pouvoir reconstruire tout cela. Mais maintenant, ça avance plutôt bien.»

Selon Alina Saraniuk, responsable des relations avec la presse pour la mairie de Boutcha, «3.148 installations ont été endommagées à des degrés divers dans la ville [au début de l'invasion russe, ndlr]. Au cours de l'année écoulée, 800 bâtiments ont été restaurés.» Les autorités locales encouragent la population à revenir: «Nous avons créé une stratégie de développement de la ville appelée “Vdoma krasche” [“C'est mieux à la maison” en ukrainien, ndlr]. L'objectif est de rendre la ville attrayante pour créer les conditions nécessaires au retour des résidents. Jusqu'à présent, environ 80% de la population est revenue à Boutcha.»

Des quartiers entiers ont été détruits à Irpin, rendant encore impossible le retour de nombreux habitants dans leurs logements. | Ines Gil / Hans Lucas

Malgré le retour progressif des habitants, un an après l'offensive russe sur l'oblast de Kiev, la majorité des habitations n'ont pas été reconstruites. Même dans une ville comme Boutcha qui n'a pas, contrairement à Irpin, subi des destructions majeures. La région est encore profondément marquée par le fracas des bombes. La guerre, qui continue de sévir au sud et à l'est de l'Ukraine, a sans aucun doute ralenti la reconstruction.

Mais les raisons sont aussi financières. Selon un rapport publié par la Banque mondiale, les destructions causées par l'invasion russe s'élèvent désormais à 411 milliards de dollars (contre 350 milliards de dollars en septembre dernier), plongeant l'Ukraine «quinze ans en arrière» en matière de pauvreté. Mais les combats continuent et les coûts sont donc en constante augmentation. Pour l'État ukrainien, au bord de la faillite, la reconstruction ne peut se faire sans une aide financière substantielle des pays alliés.

Outre le soutien des ONG occidentales, en grande partie américaines, la France a organisé, mi-décembre, une conférence bilatérale sur la résilience et la reconstruction de l'Ukraine. Rebâtir, même si la guerre est toujours en cours, constitue un enjeu majeur pour les Ukrainiens. Le pays, qui subit des destructions importantes, notamment sur ses infrastructures énergétiques, doit pouvoir rebondir rapidement, non seulement pour assurer le bien-être de la population, mais pour continuer de faire tourner l'économie nationale.

Des mobil-homes préfabriqués comme solutions provisoires

En plein centre de Boutcha, un terrain de basketball a été réinvesti pour accueillir les populations privées de toit dans des bâtiments préfabriqués. Sur la façade d'une de ces maisons de fortune, une pancarte représente les drapeaux ukrainien et polonais avec une poignée de main et le hashtag #PolandFirstToHelp («La Pologne est la première à aider» en anglais). Ces installations ont vu le jour avec l'aide de la Pologne.

Situés sur un terrain de basketball en plein centre de Boutcha, des mobil-homes accueillent des dizaines de familles, au début principalement originaires de Boutcha, puis progressivement originaires des zones de combats à l'est et au sud de l'Ukraine. | Ines Gil / Hans Lucas

Les mains frigorifiées cachées dans une petite doudoune, Tatiana se tient sur le pas de la porte d'entrée d'un de ces préfabriqués. «Une quinzaine de familles vivent dans cette installation, avec une famille par chambre», explique la codirectrice des lieux. Cette déplacée de guerre, originaire de la région de Donetsk dans le Donbass, est arrivée fin septembre. Elle a rapidement pris les commandes du centre avec un codirecteur, Sergueï, qui l'accompagne pour la visite. «Beaucoup de familles n'ont aucun revenu, précise-t-il. La nourriture est fournie grâce à des dons de l'étranger et la mairie de Boutcha nous aide pour l'électricité.»

Les bénéficiaires partagent les toilettes, une cuisine et une salle de jeux communes. «C'est vrai que nous avons eu quelques soucis avec des habitants, dont la consommation d'alcool était problématique, mais cela s'est arrangé, confie Tatiana. Globalement, même si les gens sont très différents, la cohabitation se déroule bien.»

Fuyant pour certains les combats, ces Ukrainiens ont trouvé refuge dans un des mobil-homes installés à Boutcha, où ils bénéficient d'une aide humanitaire comprenant des médicaments et de la nourriture acheminée grâce à l'aide internationale et au travail de volontaires ukrainiens. | Ines Gil / Hans Lucas

Dans la salle de jeux commune, les murs sont tapissés de dessins réalisés par des enfants vivant dans le logement provisoire. Les couleurs bleu et jaune dominent, certains représentent le drapeau ukrainien, d'autres le président Volodymyr Zelensky, accompagné du slogan «Gloire à l'Ukraine, gloire aux héros».

«Le quotidien n'est pas toujours facile ici. Les bombardements russes continuent et ont entraîné des coupures massives dans la région de Kiev en décembre dernier. Nous étions très affectés. Nous n'avons pas eu d'électricité pendant trois jours de suite dans le préfabriqué.» Les murs fins de cette installation modeste laissent facilement le froid s'incruster: «Sans eau chaude, sans chauffage, c'était l'enfer.»

«J'espère qu'on vivra assez longtemps pour voir notre ville rebâtie. Je ne dis pas cela pour nous, car nous avons peu à attendre de la vie. Mais pour nos enfants et nos petits-enfants.»
Oleksandra, septuagénaire originaire de Boutcha

À l'origine, les préfabriqués ont été pensés pour accueillir les habitants de Boutcha privés d'habitation. Au fil des mois, la reconstruction a permis à certains locaux de se réinstaller dans leur foyer, laissant leur place à des déplacés de guerre originaires de l'est et du sud de l'Ukraine, où les combats font rage. Néanmoins, des habitants de Boutcha demeurent encore dans ces mobil-homes, dans l'attente de retrouver leur habitation.

À Boutcha, Yvan et Oleksandra partagent une chambre étroite dans un mobil-home, en attendant la reconstruction de leur maison. | Ines Gil / Hans Lucas

Dans une petite chambre de cinq mètres sur deux, Oleksandra et Yvan, originaires de Boutcha, sont assis autour d'une table exiguë. «Notre maison a été détruite en mars 2022, se désole Oleksandra. Nous nous étions installés dans le sous-sol, nous avons donc été épargnés par les bombardements. Quand nous avons quitté notre cave, nous sommes venus dans ces préfabriqués.» Le couple de septuagénaires attend la reconstruction de leur maison. «Nous avons l'aide qu'il faut ici, de la nourriture, des médicaments et un toit au-dessus de nos têtes. Mais c'est étroit et très inconfortable quand il y a des coupures d'électricité.»

Yvan se lève avec peine, soutenu par des genoux fragiles. Il saisit une caisse remplie de babioles. «Ce sont les souvenirs de notre maison», confie-t-il, la voix tremblante. En bruit de fond constant, une petite télévision diffuse les dernières nouvelles du front, dans le Donbass.

«Nous ne pensions pas que cela prendrait autant de temps pour revenir chez nous. Mais je vous le dis honnêtement, je ne suis pas en colère contre les autorités ukrainiennes, même si la reconstruction semble traîner, je suis en colère contre Poutine, car c'est lui qui a créé cela», s'agace Oleksandra, en posant le poing sur la table. «J'espère qu'on vivra assez longtemps pour voir notre ville rebâtie. Je ne dis pas cela pour nous, car nous avons peu à attendre de la vie. Mais pour nos enfants et nos petits-enfants.»

Originaires de Boutcha, les septuagénaires Yvan et Oleksandra sont logés dans un bâtiment préfabriqué installé avec l'aide financière de la Pologne. | Ines Gil / Hans Lucas

Des traces psychologiques

Dans les bureaux de la municipalité de Boutcha, Alina Saraniuk, la responsable des relations avec la presse, se félicite. «Un centre de soutien psychologique a été créé dans la ville. Il fonctionne depuis un an. Nous essayons de faire de notre mieux pour soutenir nos citoyens. Mais bien sûr, personne n'oublie les horreurs de l'occupation.» À Boutcha, les quatre semaines de terreur, durant lesquelles les habitants ont été victimes d'un massacre, de torture et de viols, ont laissé des traces psychologiques durables, que les réparations matérielles des bâtiments ne peuvent pas soigner.

Dans le centre de soutien psychologique, mis en place grâce à la coopération entre plusieurs ONG internationales et les autorités locales, les habitants de Boutcha peuvent venir se confier sur leurs peurs. «Les traumatismes liés à la guerre demandent un suivi particulier, indique Taras, psychologue et directeur du projet développé par le centre. Le stress post-traumatique peut resurgir dix ans après un évènement. C'est pourquoi ce centre est installé pour longtemps, ce n'est pas uniquement une réponse d'urgence.»

Après avoir fui Marioupol (ville portuaire au bord de la mer d'Azov, au sud-est de l'Ukraine) avec sa mère au printemps 2022, Angelina est une des pensionnaires des préfabriqués de Boutcha, qui est aujourd'hui devenue une ville refuge, plusieurs mois après le massacre perpétré par les Russes. | Ines Gil / Hans Lucas

La partie n'était pourtant pas gagnée d'avance, car en Ukraine, la santé mentale reste un sujet tabou, surtout chez les plus anciennes générations. Au temps des Soviétiques, les troubles mentaux entraînaient des internements forcés violents dans des hôpitaux psychiatriques. Prendre soin du mental était alors une punition.

Pour Blandine Bruyère, coordinatrice de la santé mentale et du soutien psycho-social en Ukraine pour International Medical Corps, une ONG qui fait partie du centre de soutien psychologique de Boutcha, cette aide doit être appréhendée sur le long terme. «J'ai rencontré des Ukrainiens qui ont commencé à exprimer leurs émotions cinq ou six mois après le retrait des Russes, une fois le choc digéré.»

Pour la psychologue, «les habitants de Boutcha ont vécu des événements terribles et hors du commun. Même si leur maison est reconstruite, le temps psychique est long. Ils doivent retrouver leurs repères. Je dis souvent que l'enterrement n'est qu'une étape dans le processus de deuil.» Les victimes des combats et massacres de mars 2022 ont été enterrées, les maisons sont en cours de reconstruction, mais le processus de deuil des heures sombres de l'occupation est loin d'être achevé.

Des ouvriers ukrainiens reconstruisent les maisons détruites au début du conflit, qui a lourdement marqué Irpin et Boutcha. Ces deux villes de l'oblast de Kiev portent encore les traces des combats violents du mois de mars 2022, au moment de l'invasion russe en Ukraine. | Ines Gil / Hans Lucas