France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Un homme épouse deux femmes le même jour et relance le débat sur la polygamie en Algérie

Temps de lecture: 6 min

Longtemps refoulé, le débat sur la polygamie en Algérie refait surface, avec de nouveaux questionnements et des doutes sur la capacité des Algériens à faire coexister deux modes de vie, deux visions du monde qu'ils croyaient avoir réussi, grâce à une double culture ancrée, à réconcilier.

C'est ce qu'a révélé cette histoire inédite mettant en scène un Algérien de la nouvelle génération, Rachid, «Si Rachid» pour les intimes, qui a épousé deux femmes le même jour et célébré sa noce en public, dans une ambiance de joie qui ne pouvait être simulée. Cela s'est passé début septembre, à Skikda, ville côtière de l'Est algérien.

Sur les images montrant l'homme serrant contre lui les deux coépouses, les trois protagonistes paraissent heureux de s'exposer aux appareils photo et ravis de créer ainsi le buzz.

Sur le coup, une bonne partie des internautes ont trouvé ces images insolites et le trio sympathique. Mais rapidement, retour du refoulé oblige, les sentiments de choc et d'indignation ont pris le dessus. La polygamie existe pourtant toujours dans la société algérienne et fait partie de la culture, même si le phénomène a, sous l'effet des nouvelles législations, tendance à baisser.

«Un signe de régression de la société et une atteinte grave à la loi.»
Aouicha Bekhti, avocate et militante féministe

Les plus indignés, comme le montre l'avalanche des commentaires sur les réseaux sociaux, dénoncent «l'exhibitionnisme provocateur» de l'homme et crient au retour du machisme et de la polygamie dans ses formes les plus brutes. Certains sont allés jusqu'à voir dans ce double mariage l'illustration d'une «déstructuration» de la société et d'une régression imputée au laxisme de l'État, qui aurait permis l'intrusion d'idées obscurantistes. Les plus complotistes n'écartent pas la main des «lobbies salafistes», grands polygames devant l'éternel!

L'avocate et militante féministe Aouicha Bekhti considère le cas de Rachid comme «un signe de régression de la société et une atteinte grave à la loi». «Même le Code de l'infamie [ainsi est qualifié, par ironie, le Code de la famille, ndla] ne permet pas cette forme odieuse et infamante de mariage», assure-t-elle.

Une enquête, commandée par la journaliste féministe Hadda Hazem, dénonce un cas d'«arnaque». Des centaines d'internautes l'ont aussitôt relayée. Mais l'heureux bigame s'en défend et menace quiconque publierait des «mensonges» sur son mariage de poursuites judiciaires. Il dément par la même occasion les rumeurs selon lesquelles les parents de l'une des deux épouses auraient refusé ce mariage et tenté de l'annuler, au motif qu'ils n'étaient pas au courant de l'existence d'une coépouse.

Ce que disent (ou pas) les textes

Au-delà de tous ces aspects factuels et des réactions plus ou moins amusées, la question qui se pose avec acuité est celle de savoir si l'exemple de Rachid ne cacherait pas une tendance lourde en Algérie et dans une bonne partie du monde musulman, où les codes régissant le statut personnel (mariage, succession…) demeurent assez flous, et où il est de plus en plus difficile de faire la part des choses entre les préceptes religieux et le droit positif.

On sait que la charia tolère la polygamie, en vertu notamment du verset coranique n°3 de la sourate «Les femmes», qui dit: «Et si vous craignez de n'être pas justes envers les orphelins, il est permis d'épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent, mais, si vous craignez de n'être pas justes avec celles-ci, alors contentez-vous d'une seule, ou choisie parmi vos esclaves. Cela, afin de ne pas faire d'injustice (ou afin de ne pas aggraver votre charge de famille).»

Les exégètes de l'islam expliquent, tout de même, que Dieu a autorisé la polygamie, mais sous certaines conditions. Exit, selon eux, les mariages non justifiés ou motivés par la quête de plaisir.

En Algérie, le Code de la famille, adopté en 1984, s'inspire globalement de la loi islamique. Les mouvements féministes l'ont très tôt contesté, jugeant ses dispositions rétrogrades et injustes envers les femmes sur les questions du mariage, du divorce, du tutorat et de la succession. La réforme de ce code en 2005 annonçait de grandes avancées pour les droits des femmes.

La polygamie est désormais soumise à des conditions contraignantes, puisque les services de l'état civil –en même temps que l'imam– exigent de tout homme marié désirant prendre une deuxième épouse d'avoir l'assentiment de la première. Ainsi, dans l'ancien texte (article 8), il était permis de contracter un mariage avec plus d'une épouse dans les limites de la charia «si le motif est justifié, les conditions et l'intention d'équité réunies». L'époux était tenu d'en «informer» sa précédente épouse et la future épouse, et de présenter une demande d'autorisation de mariage au président du tribunal du lieu du domicile conjugal. Sur simple constat de ce dernier, le mariage était conclu.

La polygamie ne concerne aujourd'hui que 4 à 5% des femmes mariées dans les trois pays maghrébins.

Le texte modifié indique: «Il est permis de contracter un mariage avec plus d'une épouse dans les limites de la charia, si le motif est justifié, les conditions et l'intention d'équité réunies et après information préalable des précédente et future épouses. L'une et l'autre peuvent intenter une action judiciaire contre le conjoint en cas de dol [terme juridique signifiant: fraude, volonté de tromper, ndlr] ou demander le divorce en cas d'absence de consentement.»

Sur cette question de la polygamie, le Code de la famille algérien est très proche de la Moudawana (Code du statut personnel) marocaine. Mais il est loin du code tunisien, adopté dès 1956, qui interdit cette pratique et prévoit des peines de prison. À leur arrivée au pouvoir en 2014, les islamistes tunisiens ont tenté d'abroger ce code, mais se sont heurtés à une forte résistance de la société civile.

Le poids des traditions

Dans une étude, la démographe Zahia Ouadah-Bedidi estime que la polygamie est désormais un phénomène résiduel, puisqu'elle ne concerne aujourd'hui que 4 à 5% des femmes mariées dans les trois pays maghrébins (Algérie, Maroc, et Tunisie). «Ce sont les ruptures d'union (répudiations essentiellement), suivies de remariages, qui jouent le plus grand rôle. La diminution de l'écart d'âge entre époux rend maintenant aussi plus faible la différence entre effectifs de “mariables” hommes et femmes.» Seule la Mauritanie, en raison de sa diversité ethnique, explique la chercheuse, affiche un taux de polygamie avoisinant 12% en 2000-2001.

Malgré toutes les restrictions légales et sociales, la polygamie est loin d'être totalement éradiquée, notamment dans les régions semi-nomades à fortes traditions pastorales, où il n'est pas rare de trouver des «patriarches» partageant leur lit et leur toit avec deux, trois, voire quatre épouses, reproduisant ainsi un ordre médiéval, où les hommes mesuraient leur puissance au nombre de bras qu'ils avaient à la maison.

Cela dit, la polygamie est quasi inexistante dans des régions telles que la Kabylie, où pourtant la coutume (al-‘urf), mélange de charia et d'usages locaux, ne fait pas la part belle aux femmes sur des questions comme la succession.

Dans ces sociétés où le concubinage à l'occidentale est officiellement proscrit, les hommes qui le veulent n'ont qu'à user, pour rester dans «le droit chemin», de leur «droit» à plus d'une épouse. Or, dans certains pays du Golfe, imités en cela par les groupes djihadistes contemporains se référant à des lectures contestées de textes coraniques ou de hadiths, les hommes ont réinventé ce qui est appelé là-bas «mariage de jouissance», qui ne fixe aucune limite et ne pose aucune entrave.

Dans la région, il y a d'autres formes de mariage «illégal», mais légalisées par un tour de passe-passe: zawaj al-missyar («mariage du voyageur»), al-zawaj al-‘urfi («mariage coutumier»), dans lesquelles la femme devient carrément une sorte d'esclave sexuelle et perd ses droits légitimes comme celui au logement, à l'héritage, etc. Ce type d'union n'exige aucun contrat civil et n'est pas reconnu par la loi. Il fait de la femme une épouse en suspens avec des enfants non reconnus et non affiliés.

Appelé en Algérie «mariage par la Fatiha» (du nom de la sourate d'ouverture du Coran), il était en vogue dans certaines zones rurales avant de se propager au début des années 1990, avec l'émergence des partis islamistes qui le présentaient comme «un lien légitime entre hommes et femmes». C'est ce que, par exemple, notre heureux bigame aurait pu faire pour ne pas s'attirer les foudres de l'opinion publique.