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Wynton Marsalis : bienvenue dans «The Jungle»

Quarante ans après avoir remporté le Grammy Award de la meilleure performance classique avec des concertos de Haydn, Hummel et Mozart, ainsi que celui de la meilleure performance jazz, avec l’album Think of One, exploit réédité douze mois plus tard, Wynton Marsalis continue d’enthousiasmer les uns et d’agacer les autres. Pour les premiers, c’est l’homme providentiel qui, alors que le jazz menaçait de se dissoudre dans les maniérismes free et les clichés fusion, a remis les pendules hard-bop, blues et swing au goût du jour. Pour les seconds, c’est un épouvantable réactionnaire qui, non content d’avoir inspiré aux Young Lions de rejouer le ternaire en costume-cravate, a fait entrer le jazz au musée, avec la création, en 1988, de son big-band Jazz at Lincoln Center Orchestra, en résidence dans le complexe culturel qui abrite le New York Philharmonic et le Metropolitan Opera.

La vérité est plus subtile : formé au New Orleans Center For Creative Arts puis à la Juilliard School de Manhattan, Wynton Marsalis a, de fait, tout joué – du funk avec The Creators puis Marcus Miller, du jazz bop et modal au sein du quartet rétro de Herbie Hancock, du free-jazz avec le saxophoniste David Murray – et il s’est également illustré au côté des Jazz Messengers, d’Art Blakey et de Sarah Vaughan avant de devenir une institution couronnée d’un prix Pulitzer et un porte-parole infatigable des idéaux démocratiques, invité dans tous les talk-shows, dont l’engagement dans la pédagogie force le respect. A tel point qu’il a fallu plusieurs semaines d’échanges avec son bureau pour pouvoir pénétrer dans sa loge, à quelques minutes d’un concert de son Big Band en «hommage aux ambassadeurs du jazz Duke Ellington, Dizzy Gillespie et Dave Brubeck, qui avec leurs groupes mêlant blancs et noirs ont popularisé notre musique dans le monde entier». Bien qu’épuisé par sa centaine de concerts annuels et ses responsabilités administratives – le Jazz at the Lincoln Center est aussi une académie, un centre éducatif, un producteur de programmes radiophoniques et télévisuels, de livres et de disques – le musicien, qui aura 62 ans en octobre, accepte d’évoquer la sortie en CD de The Jungle, sa quatrième symphonie, commandée et créée par le New York Philharmonic en décembre 2016.

Stupéfiante maîtrise formelle

A Paris, après leur rituel programme de standards samedi soir, Marsalis, ses musiciens et l’Orchestre de Paris en donneront la création française, mardi et mercredi, ainsi que celle de son Concerto pour violon, interprété par sa commanditaire, Nicola Benedetti. En attendant, à New York, le concert s’ouvre avec l’Orchestre de jeunes du Jazz at The Lincoln Center, avant de laisser place au Big Band de Marsalis, ses piliers légendaires, comme Chris Crenshaw et Sherman Irby, et ses nouveaux talents comme le saxophoniste Abdias Armenteros.

Contre toute attente, c’est Wynton Marsalis en personne qui rappelle deux jours plus tard, invitant à le retrouver chez lui, dans le quartier de Chelsea. Saluée dans ces colonnes, la symphonie All Rise avait impressionné par sa richesse thématique, sa verve rythmique et son lyrisme. Elle paraît enfantine à côté de The Jungle, dont la maîtrise formelle est stupéfiante, démontrant dès les premières mesures que le compositeur a écouté John Adams mais a surtout appris à intégrer influences, formes traditionnelles, comme la fugue, et harmonie moderne – accords phrygiens, suspendus, neuvièmes augmentées – dans un canevas solide et raffiné. «J’apprends en permanence, des musiciens de mon groupe comme des compositeurs dont on me parle, comme Julia Wolfe, Jörg Widmann, Chen Yi, ou Sibélius et Chostakovich dont Nicola Benedetti m’a fait découvrir les concertos pour violon. En vingt ans, j’ai aussi appris à alléger le bas du spectre orchestral, à répartir l’écriture rythmique entre les différents pupitres, notamment les cordes. Ce n’est pas évident de marier ragtime, afro-cubain et musique symphonique mais si l’on fait appel à moi c’est aussi pour mon langage», explique-t-il. Avant d’ajouter que, bien qu’ayant joué la Sequenza pour trompette de Berio, entre autres pièces de Babbitt et consorts post-sériels, lorsqu’il était étudiant, il n’a pas cherché à singer l’avant-garde européenne et s’est attelé à écrire des parties assez excitantes à jouer pour les solistes – hautbois, flûte, saxophone, trompette – sans être redoutables pour autant.

«Ce n’est pas parce qu’un enfant vient de naître qu’il faut tuer la grand-mère»

L’exercice journalistique impliquant de se faire l’avocat du diable, on note que cette symphonie censée refléter le bouillonnement et la diversité de New York évite toute allusion au rap et à la musique électronique, et que la photo d’un sans-abri dormant dans le métro, qui orne la pochette de l’album, rend cette omission encore plus criante. «Je me suis déjà exprimé là-dessus, reprend Marsalis irrité, je n’aime pas que des Afro-Américains se traitent de nègres dans leurs chansons, et je crois avoir mieux à faire que de sacrifier aux clichés pop de mon temps. Bien sûr, il arrive que des non-musiciens osent des choses qui font dresser l’oreille et je ne considère pas que tout était mieux avant. De fait, lorsque j’entends les jeunes organistes d’aujourd’hui accompagner du gospel, je suis stupéfait par l’audace de leur pensée harmonique. En ce qui concerne l’électronique, j’avoue n’avoir pas envie d’un monde régi par l’informatique, je préfère imaginer un futur dans lequel l’humain existera encore. Je crois au dialogue et au jazz qui nous apprend que ce n’est pas parce qu’un enfant vient de naître qu’il faut tuer la grand-mère. Vous ne trouvez pas étrange que les médias aient encensé le free-jazz et le rap et soient toujours prêts à balayer notre passé au profit de la nouveauté ? Voilà pourquoi j’ai créé cette infrastructure, pour que la musique de Duke Ellington ne meure pas. Pour qu’à l’heure où certains ne parlent que d’annulation et d’effacement du passé, on réapprenne aux plus jeunes les vertus de l’histoire, de la confrontation et du débat d’idées.»

Wynton Marsalis. Les 10, 13 et 14/06 à 20h à la Philharmonie de Paris. CD «The Jungle Symphony» (Blue Engine Records)