France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Yémen : Marib, comme un phare dans la nuit

Marib n’est plus relié qu’à une seule route. Elle vient de l’Est, serpentant entre les canyons du Hadramaout, puis traversant des déserts inhabités. Les points de contrôle tenus par le gouvernement allongent un voyage de plusieurs heures sous escorte. Il faut en traverser une quarantaine pour rejoindre Marib, le dernier bastion gouvernemental tenu dans le nord du pays. « Ça dépend des lignes de front, mais les houthistes sont au plus près à 20 km de la ville », détaille un gradé de l’armée nationale. À l’entrée de la cité, des plantations jaillissent du sol rendu fertile par l’irrigation venue du barrage préislamique de Marib.

« Marib deviendra la capitale du Yémen libre »

C’est exactement là que le royaume de Saba avait fait son nid, dès le VIIIe siècle avant notre ère, non sans difficulté, les tribus refusant de se soumettre complètement. Des millénaires plus tard, certaines ont conservé leur esprit rebelle. Jusqu’en 2015, Marib n’était qu’une rue peu peuplée, où le crime, les enlèvements et le terrorisme pullulaient en guise de contestation contre un État corrompu. Les violentes tentatives d’invasion des houthistes ont cependant resserré les rangs. Aujourd’hui, le gouvernement, les tribus et les millions de déplacés venus de tout le pays ont fait de Marib une grande mégapole de circonstance. « Une fois la guerre terminée, Marib deviendra la capitale du Yémen libre », veut croire le militaire.

L’architecture n’y est pas aussi riche qu’à Sanaa ou à Shibam. L’urgence de loger une population multipliée par huit en quelques années a dessiné un urbanisme sauvage. C’est dans une de ces ruelles, à la tombée de la nuit, que Sadiq Al Jedei, transfuge de Sanaa, capitale occupée par les rebelles, a décidé de célébrer son mariage. De jeunes hommes, jambiya (poignard traditionnel) à la main, dansent en cercle, répétant de très anciennes chorégraphies.

La musique est crachée par des enceintes au son saturé. Les sourires sont sur toutes les lèvres, pourtant chacun se retient de tirer des coups de feu, pour fêter l’événement, comme le veut la tradition aujourd’hui interdite. Une interdiction qui rappelle que la guerre est toute proche et que chaque tir pourrait signifier une offensive rebelle. « J’ai quitté mon foyer en 2015 à cause de la guerre. Quand je suis arrivé ici, il n’y avait pas grand-chose. Marib a tellement évolué et les tribus locales nous ont accueillis avec bienveillance », confie le jeune marié.

189 camps de déplacés dans la ville

Les deux millions de déplacés ont fait de Marib l’une des villes les plus peuplées du Yémen. Elle est aussi devenue aussi l’une des plus métissées. Saïf Nasser Muthana, chargé des populations déplacées, reçoit dans son bureau aux canapés en simili cuir. Ce Maribi de la tribu Abidah dit avoir reçu 12 000 familles à cause des violentes offensives houthistes de 2021. « Cela porte à 189 le nombre de camps, déclare-t-il. On assure le service minimum pour ces gens car plus de la moitié de notre budget va à l’effort de guerre. Notre défi est de relier les camps à l’électricité et de construire des écoles pour que les enfants aient enfin une éducation. »

Saïf explique par ailleurs qu’en 2022 l’aide humanitaire internationale a diminué de 75 %. « Malgré toutes nos difficultés, nous, les tribus, recevons des Yéménites venus de partout, sans aucun mépris ou racisme. Ces déplacés viennent avec des savoir-faire et des connaissances qui ont permis à la ville de se développer. Grâce à eux, Marib est devenue une ville yéménite. »

Liberté d’apprentissage et de ton

L’université de Saba à Marib s’est agrandie dans l’urgence en 2016. De quelques centaines, l’établissement est passé à 16 000 étudiants. Un défi d’accueil, d’organisation des cours et de recrutement. « À Sanaa, les étudiants sont forcés d’apprendre des choses dont ils ne veulent pas entendre parler et cela a motivé le départ de milliers d’entre eux. Ici, nos programmes sont les mêmes qu’avant (le coup d’État des houthistes) », se félicite le directeur Mohammed Hamoud Al Qadasi. Dans les zones occupées par les rebelles, les cours d’éducation à l’islam ont pris une autre tournure : Abdul-Malik Al Houthi, chef des houthistes, y est vénéré comme un demi-dieu, et d’autres disciplines telles que l’histoire ont subi des réajustements idéologiques. « À Marib, les étudiants sont libres », ajoute le directeur.

Ali Al Sakani, journaliste réputé venu d’Amran, a fui la répression des rebelles, avant d’être arrêté dans le Sud tenu par les séparatistes et de s’échapper in extremis. « Ici je me sens relativement en sécurité. Je peux critiquer et écrire sur tous les sujets sans être inquiété comme partout ailleurs au Yémen. »

Une politique de développement d’infrastructures

Cette liberté de ton, Marib la doit à son gouverneur, arrivé en 2012. Le style de Sultan Al Arada, 63 ans, tranche avec celui de ses prédécesseurs. Le charismatique membre de la tribu Abidah renouvelle le service de sécurité de la ville, largement corrompu. « Les journalistes peuvent me critiquer et même se moquer de moi », lance-t-il dans son bureau. En septembre 2014, il convoque les tribus locales, en conflit perpétuel avec l’État et entre elles, pour créer un front commun contre les rebelles. Si des griefs et rixes existent toujours, Marib devient le seul espace de coopération entre armée nationale et forces tribales. En 2015, il remet sur pied une justice, autrefois tribale, en recrutant de nouveaux juges. Une brigade de policières est formée. Il fait interdire la vente d’armes. Le taux de criminalité baisse de 70 %.

En 2015, fort de sa position de bouclier contre les invasions houthistes, il négocie 20 % des rentes pétrolières et gazières avec le gouvernement central. Des revenus qui permettent une politique de développement d’infrastructures et de services publics, dont un réseau de routes, des écoles, de l’éclairage public, un stade de foot... La construction d’un aéroport civil est en cours. Les fonctionnaires sont payés – décemment – tous les mois, fait rarissime depuis la guerre. À l’hôpital de Marib, un médecin expérimenté gagne 850 € par mois, contre 90 € pour un oncologue dans le Hadramaout voisin.

Exprimer ses différences sans effusions de sang

Dans le jardin de l’hôtel de ville, le gouverneur, blazer gris sur les épaules et jambiya à la ceinture, expose sa vision de la politique : « Les gens ici peuvent exprimer leurs différences politiques sans engendrer d’effusions de sang. Je ne veux pas marginaliser ou écarter les différents partis ... »

À l’heure où le nord du pays bascule dans une violente et obscurantiste théocratie zaydite (branche du chiisme) sous la houlette des houthistes, et alors que le Sud tenu par les séparatistes du CTS (Conseil de transition du Sud) soutenu par les Émirats, se révèle de moins en moins démocratique, Marib s’érige comme le modèle de société le moins éloigné des revendications du Printemps arabe.

-----

Le conflit depuis 2014

2014. Les Houthistes prennent la capitale, Sanaa. Le président Abd Rabbo Mansour Hadi fuit vers Aden.

Mars 2015. Une coalition menée par l’Arabie saoudite, avec les Émirats arabes unis, lance une opération aérienne contre les rebelles, avec le soutien logistique de Washington.

2019-2022. Attaques houthistes contre des installations pétrolières saoudiennes et émiriennes.

Février 2021. Offensive houthiste sur Marib, ville stratégique.

2 avril 2022. Entrée en vigueur d’une trêve négociée par l’ONU. Elle expire le 2 octobre, mais la situation reste relativement calme sur le terrain.

10 mars 2023. Rapprochement irano-saoudien.

20 mars. Accord sur un échange de prisonniers.