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À l'heure de Tsai Ming-liang

Temps de lecture: 7 min

Vêtu d'une ample robe orangée, il marche. Dans des rues ou des bâtiments, il se déplace avec une lenteur infinie. Et tout, autour de lui, change. L'espace, la lumière, les sons, la perception des rythmes de la ville, des gestes «normaux» de tout un chacun.

Il s'appelle Lee Kang-sheng. Quiconque a porté un peu attention à ce qui est arrivé dans le cinéma asiatique depuis trente ans sait qu'il est l'interprète principal de tous les films d'un des cinéastes les plus importants de cette partie du monde, le Taïwanais Tsai Ming-liang.

En pareil cas, l'expression convenue est «acteur fétiche», elle est ici singulièrement adaptée: le corps, le visage, les expressions minimales et intenses, la présence, tout ce qui émane de l'acteur et des personnages qu'il incarne est dans ce cas le matériau même de l'œuvre de Tsai Ming-liang, depuis son premier film en 1992, Les Rebelles du dieu néon. Fétiche, donc, au sens d'un être médium d'une opération qui a partie liée avec une forme de magie. Celle du cinéma.

Acteur dans les films, Lee l'est aussi d'une série d'œuvres au croisement du cinéma, de la performance et de l'installation vidéo, où il incarne ce moine bouddhiste à la gestuelle hyper-ralentie, qui fait désormais l'objet de neuf réalisations de durées variables, de vingt minutes à une heure et demie, composant la série des Walker Films.

La bande-annonce d'un des Walker Films, tourné à Marseille avec Lee Kang-sheng et Denis Lavant.

Le dernier de ceux-ci à ce jour, Where, a été tourné au Centre Pompidou, où vient de s'ouvrir un vaste hommage au cinéaste taïwanais (rétrospective intégrale des films pour le cinéma et la télévision, installations, performance, exposition, masterclass), sous l'intitulé général «Une quête». Cette manifestation a débuté le 25, juste avant la sortie en salle du nouveau long-métrage de Tsai, Days, mercredi 30 novembre.

Largement reconnu depuis le Lion d'or à Venise de son deuxième long-métrage, Vive l'amour en 1994 et le Grand Prix à la Berlinale de La Rivière en 1997, Tsai Ming-liang est un immense artiste du cinéma contemporain, désormais à sa place dans les plus grands musées du monde comme dans les principaux festivals.

Anong (Anong Houngheuangsy) prend soin de Hsiao-kang (Lee Kang-sheng) dans Days. | Capricci

Il faut découvrir ses films, jusqu'au plus récent mais de préférence en ne commençant pas par cette œuvre radicale, qui accompagne la souffrance au long cours du pauvre Hsiao-kang (le personnage récurrent interprété par Lee Kang-sheng), et sa rencontre à Bangkok avec le jeune Laotien Anong.

Expérience de la durée, des écarts entre les êtres, entre les manières d'agir, entre les capacités à partager les émotions et les douleurs, et aussi à surmonter ces écarts, y compris dans une relation érotique d'une singulière puissance d'humanité, Days renouvelle la longue quête de son auteur.

Celle-ci n'a cessé de s'exprimer et de se renouveler, exemplairement avec des films magnifiques comme I Don't Want to Sleep Alone (2006) ou Chiens errants (2013). Tous élaborent de manière sensorielle, et même sensuelle, une perception matérielle du temps et de l'espace grâce aux moyens du cinéma.

Ces moyens sont de fait assez variés, et Tsai y convie volontiers aussi bien les musiques populaires et le fantastique, par exemple dans The Hole (1998), que le burlesque très sexué, jouant hardiment avec les codes du porno comme sur un comique kitsch, de La Saveur de la pastèque (2005).

Chen Shiang-chyi dans La Saveur de la pastèque. | Pan-Européenne Édition

Cette œuvre foisonnante et cohérente mérite d'être rencontrée pas à pas, pas forcément aussi lentement que marche le moine à la robe safran, mais en s'offrant les plaisirs singuliers, de plus en plus raffinés, y compris du côté du musial ou du gag pseudo-gore, du chemin auquel le cinéaste invite.

Ses trois premiers longs-métrages, Les Rebelles du dieu néon, Vive l'amour et La Rivière ressortent en salle en copies restaurées pour l'occasion et constituent une excellente entrée en matière pour la découverte de l'ensemble de l'œuvre.

Tsai Ming-liang réalise la pièce Le Grand Papier au Centre Pompidou. | Hervé Veronese / Centre Pompidou

Événement artistique à multiples facettes, la présence à Paris de Tsai et de ses réalisations est aussi exemplaire de plusieurs histoires significatives au-delà même de son œuvre.

Ces histoires concernent à la fois ce qui est advenu dans les cinémas chinois depuis quarante ans, les relations entre cinémas nationaux et formes mondialisées, et les rapports entre le cinéma et les autres arts visuels.

Il n'y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise

Tsai Ming-liang est le plus souvent présenté comme le principal représentant de la deuxième génération de la Nouvelle Vague du cinéma taïwanais. Disons que tout cela relève d'un storytelling qui a pu avoir son utilité pour attirer l'attention sur des phénomènes importants, mais qui étaient d'emblée qualifiés de manière biaisée.

Il n'y a jamais eu de Nouvelle Vague taïwanaise (dite désormais «NTC» pour «New Taiwanese Cinema»). Il y a eu l'apparition simultanée, étonnante, significative à plus d'un titre, de deux des plus grands réalisateurs de toute l'histoire du cinéma mondial au début des années 1980 à Taipei, Hou Hsiao-hsien et Edward Yang.

Hou Hsiao-hsien en 1985, acteur principal de Taipei Story, deuxième long-métrage d'Edward Yang. | Carlotta Films

Aucun autre réalisateur taïwanais de cette génération (ils existent bien sûr) n'a jamais rien fait qui approche en intérêt cinématographique ce qu'ont offert Les Garçons de Fengkuei, Un Temps pourvivre, un temps pour mourir, La Cité des douleurs pour ne citer que quelques titres des débuts du premier, Taipei Story, The Terrorizers, A Brighter Summer Day et jusqu'à Yi Yi pour le second.

Si ces deux-là appartiennent bien à une histoire collective, elle ne concerne pas seulement Taïwan, mais le monde chinois dans son ensemble, avec l'apparition concomitante de la dite «cinquième génération» en Chine continentale (Chen Kaige, Zhang Yimou, Tian Zhuangzhuang…) et de nouveaux auteurs hongkongais (Ann Hui, Wong Kar-wai, Tsui Hark, John Woo, Johnnie To…).

Hou Hsiao-hsien et Edward Yang sont les plus importantes figures artistiques de cet événement considérable qu'a été l'irruption de la Chine, ou plutôt du monde chinois sur la scène cinématographique internationale. Mais, pour des raisons qui tiennent à l'état de l'industrie du cinéma et à son statut culturel à Taïwan, les immenses artistes apparus dans l'île sont restés trop isolés, pas assez accompagnés financièrement, politiquement, médiatiquement.

Tsai Ming-liang en 2009. | Rezo Films

C'est a fortiori vrai pour leur cadet, venu de sa Malaisie natale et apparu une décennie plus tard, Tsai Ming-liang, qui aura frayé son chemin dans un environnement encore plus indifférent sinon hostile. D'où l'importance décisive de la reconnaissance internationale, notamment grâce aux festivals et à la critique, ce qui se réfracte y compris dans les œuvres.

Un des plus beaux films sur la mondialisation, sur la conscience d'appartenir simultanément à un lieu où on habite et à des espaces lointains auxquels on est relié par l'imaginaire, et notamment l'histoire mondiale de l'art du cinéma, est assurément Et là-bas, quelle heure est-il? (2001).

Lee Kang-sheng y rencontre Jean-Pierre Léaud, l'esprit de Tsai Ming-liang croise celui de François Truffaut, et se déploient avec à la fois un humour ludique et une infinie mélancolie les harmoniques de ce qui sépare et de ce qui rapproche.

Jean-Pierre Léaud et Chen Shiang-chyi dans Et là-bas, quelle heure est-il? | Diaphana

Les contraintes matérielles comme sa propre méditation intérieure auront amené Tsai –qui n'a jamais renié le cinéma comme art, lui dédiant une œuvre vibrante d'amour en même temps que de tristesse au sort qui lui est réservé à Taïwan, Goodbye, Dragon Inn (2003)– vers les rivages de l'art contemporain.

Le grand écran et la galerie d'art

Il est à cet égard représentatif des évolutions de nombre de grands cinéastes de notre temps (Agnès Varda, Chantal Akerman, Abbas Kiarostami, David Lynch, Apichatpong Weerasethakul…) ayant accompli un parcours comparable depuis le début du XXIe siècle.

Le monde de l'art contemporain offre à la fois une possibilité matérielle significative lorsque les explorations du langage cinématographique deviennent trop difficiles à produire dans un cadre classique, et la possibilité de multiples formes hybrides et souvent fécondes.

La relation de Tsai Ming-liang à la France a accompagné une étape significative de ce parcours avec la commande que lui avait adressé le musée du Louvre. Elle a donné naissance au remarquable Visage (2009), rejeté à l'époque par la critique crispée sur l'idée qu'elle s'était forgée de ce que devait être un film de Tsai, ou un film chinois.

Laetitia Casta et Lee Kang-sheng dans Visage. | Rezo Films

Avec cette proposition onirique, le cinéaste, accompagné de Lee Kang-sheng, de Laetitia Casta et de Jean-Pierre Léaud, bousculait toutes les conventions, y compris celles qu'on aurait pu attribuer à son cinéma. Il explorait alors une veine luxuriante, habitée de références fantasmagoriques et souvent rieuses aux motifs de l'art classique occidental, qui s'avéra un chemin de traverse vers l'austérité minimaliste et très «orientale» de la série des Walker Films.

Il importe de rester sensible également à l'humour de ceux-ci, dimension vitale d'une œuvre porteuse d'une vision assurément sombre de l'évolution du monde, mais d'une délicate attention à la richesse et aux nuances, parfois si bizarres et parfois si belles, de ce qui tisse nos existences même.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

Days

de Tsai Ming-liang

avec Lee Kang-sheng, Anong Houngheuangsy

Séances

Durée: 2h06

Sortie le 30 novembre 2022