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À Londres, des citoyens bataillent pour conserver les lampadaires à gaz

Temps de lecture: 7 min

Qu'est-ce qui attire le plus en Angleterre? Sûrement la musique, le culte des Beatles, des Swinging Sixties, puis celui du mouvement Madchester dans les années 1980. Et le foot, qui va un peu avec: cette passion pour un sport aux origines populaires, qui combine des images de briques rouges et de pubs où l'on remplit les pintes de bières à ras bord, sans s'excuser, parce qu'il faudrait de toute façon crier pour se faire entendre.

Mais, peut-être plus que tout cela, une certaine atmosphère mystique, répandue dans les arts par Charles Dickens, Arthur Conan Doyle, Agatha Christie et J. K. Rowling. S'imaginer en Angleterre, l'hiver, c'est déambuler dans des ruelles désertes bercées par l'odeur du crachin, des feuilles mortes et des cheminées qui fument. Et dans le froid, dans la brume, au bout de la ruelle, le panneau d'un pub tangue dans le vent, éclairé, faiblement mais avec grâce, d'une lumière jaune tirant vers le orange.

«Cette lumière douce est celle de lampadaires à gaz, explique l'auteur et antiquaire Luke Honey. Quand les gens pensent à Londres, ils visualisent cette lumière-là. Ces lampadaires ont été délibérément conçus pour reproduire une lumière naturelle. Une lumière uniforme, que tu ne peux pas obtenir avec des LED.»

Il s'agit donc de cela. En novembre 2021, le Westminster City Council, le conseil municipal de la localité londonienne (la plus riche du Royaume-Uni), annonçait avoir décidé de remplacer les vieux lampadaires à gaz par des LED plus modernes, qui seraient plus respectueuses de l'environnement.

Une partie de l'histoire de Londres

Quelques semaines plus tard, Luke Honey faisait ses courses de Noël dans le quartier de Covent Garden lorsqu'il remarqua que la lumière projetée par un des réverbères semblait différente. Saisissant son smartphone, il découvrit en quelques clics que Westminster avait donc décidé de «faire une mise à jour» de son mobilier lumineux, abandonnant le gaz pour l'électricité.

«J'étais bouleversé, assure-t-il. Je ne veux pas avoir l'air d'un vieux grognon, mais je suis né ici en 1965 et tous mes lieux londoniens préférés, qu'il s'agisse des magasins ou des restaurants, ont disparu. Ces lumières font partie de l'atmosphère victorienne de la ville. C'est dans son ADN. Les remplacer, c'est enfoncer un autre clou dans le cercueil de l'histoire londonienne.»

Dès l'annonce de la décision, Tim Bryars, un vendeur de livres rares, et Dan Cruickshank, historien de l'art, lançaient une campagne visant à sauver les 299 lampadaires à gaz que le Westminster City Council entendait retirer des rues londoniennes. Fin novembre 2021, Dan Cruickshank expliquait alors au Guardian que les premiers lampadaires à gaz étaient apparus «vers 1819» sur Westminster Bridge. «Ils ont transformé la vie urbaine en rendant les rues plus sûres. Ce fut un moment important de l'histoire de Londres», indiquait aussi l'historien londonien.

Plus d'un an plus tard, Christopher Sugg abonde. Né dans le Surrey «au début de la guerre», l'octogénaire est le descendant de William Thomas Sugg, fondateur de la firme chargée de l'installation de l'éclairage au gaz à Londres dès 1837. «Mon arrière-grand-père se retournerait dans sa tombe, commence-t-il. Westminster fut la première cité au monde à être éclairée au gaz. En 2007, le Council était bien content de dévoiler des plaques commémoratives.»

Westminster had the first gas lamps and the first gasworks IN THE WORLD. There are even Green Plaques celebrating these events. How can they justify removal from a World Heritage City? They should be proud of the real thing. It is our history. https://t.co/Oi08cYEgBx

— Christopher Sugg (@gaslightingman) July 9, 2021

Le roi George IV et Mary Poppins

Quatre siècles plus tôt, le lord-maire de Londres, Sir Henry Barton, faisait passer une loi ordonnant aux citoyens d'accrocher une lanterne devant leurs habitations de la tombée de la nuit jusqu'au matin durant les mois d'hiver. Il s'agissait là d'une des premières tentatives d'éclairage public. Mais tout le monde ne suivait pas la loi au pied de la lettre et même les rues les plus obéissantes demeuraient mal éclairées.

Au XVIIe siècle, dans les mines à charbon, le gaz n'était encore connu que pour ses effets nocifs, pas comme une source de lumière. «La création des premiers lampadaires à gaz est le fruit d'expérimentations de nombreuses personnes pendant des décennies, reprend Christopher Sugg. Certains s'en amusaient, d'autres pensaient que cela pouvait améliorer les conditions de travail, comme William Murdoch [ingénieur et inventeur écossais, employé de James Watt, ndlr], qui éclaira sa maison au gaz dès 1792 à Truro [ville des Cornouailles, ndlr]. Puis certains y ont vu un moyen de faire de l'argent, comme Frédéric-Albert Winsor.»

«C'est comme être dans un film. [...] Récemment, j'ai regardé une adaptation d'un roman de John le Carré. J'ai reconnu un lampadaire à gaz, près de Smith Square. L'image aurait été différente avec des LED.»
Luke Honey, antiquaire, écrivain et blogueur londonien

En 1807, ce dernier organisait la première démonstration d'éclairage au gaz à Londres, utilisant des tuyaux confectionnés par Thomas Sugg. «Au début, l'opinion était partagée, nuance aujourd'hui son arrière-petit-fils. Les fabricants de bougies, dont l'activité était gravement affectée, étaient loin d'être ravis. Certains avaient peur que l'on ne puisse pas respirer à proximité des lampadaires. D'autres craignaient des explosions.» Mais plus la lumière se répandait dans l'obscurité, plus le gaz, moins cher et plus efficace, parvenait à convaincre.

«L'éclairage public allongeait la durée des journées, relate encore l'expert. Les commerces pouvaient ouvrir plus tard, les balades nocturnes devenaient plus communes et le secteur du divertissement s'est développé. D'abord en ville, puis en banlieue, dans les villes de campagne et les villages.» De nos jours, le Guardian dénombrait 1.500 lampadaires à gaz à travers Londres. En 2023, la zone de New Palace Yard, près de Big Ben, est toujours éclairée par les «lampes globes Sugg originelles» qui datent des années 1880.

À l'entrée de Buckingham Palace brûlent toujours des lampadaires commandés en 1901. Et l'artère adjacente, Birdcage Walk, est illuminée par des réverbères installés sous le règne de George IV (entre 1820 et 1830). «Nombres de guides touristiques amènent leurs clients voir des lampadaires au gaz, intervient Luke Honey. Un d'eux a récemment amené ses clients sur Pickering Place, le plus petit square de Londres, théâtre du dernier duel au sabre de la ville et qui a un jour hébergé l'ambassade de la République du Texas [nom de l'État texan entre 1836 et 1845, ndlr]. Ils ont enlevé les lampadaires à gaz, qui étaient là depuis au moins 1910...» Les visiteurs étaient déçus.

Mais c'est avant tout les Londoniens qui veulent préserver cet héritage, ces petits portails vers le riche passé de la ville. «Cela nous donne de la joie, sourit l'antiquaire quinquagénaire. C'est comme être dans un film. On voit ces lumières dans My Fair Lady, dans Mary Poppins. Récemment, j'ai regardé une adaptation d'un roman de John le Carré. J'ai reconnu un lampadaire à gaz, près de Smith Square. L'image aurait été bien différente avec des LED.»

Une goutte dans l'océan des émissions de carbone

Cela n'empêche pas que dans le contexte de la crise climatique, rares sont ceux qui penseraient qu'un lampadaire à gaz victorien vaut mieux qu'un procédé plus moderne et connu pour sauver de l'énergie. Les hérauts de la campagne –qui se surnomment les «London Gasketeers»– ont néanmoins établi que les lampadaires à gaz ne représentent que 0.0088% des émissions de carbone de la cité de Westminster.

Tim Bryars @TimBryars co-founder of The London Gasketeers (alongside Luke Honey) in action on BBC Politics London yesterday morning (6th November 2022). Aside from heritage arguments, the gas lamps produce just 0.0088% of carbon emissions in @citywestminster Westminster overall. pic.twitter.com/5gP6ItfkvK

— The London Gasketeers (@LondonGasketeer) November 7, 2022

Selon Apollo Magazine, un lampadaire à gaz ne consommerait que 10% de ce que consomment les parasols chauffants –qui encombraient les terrasses ouvertes des bistrots parisiens jusqu'à peu, avant leur interdiction. Pour Luke Honey, se débarrasser de ces œuvres d'art pour des raisons écologiques relève de l'absurde. «Les émissions sont minuscules et les lampadaires sont en fait assez efficaces, argumente-t-il. Ils ont quatre brûleurs, un peu comme une ampoule. Ce n'est pas comme dans un film hollywoodien avec une grosse flamme.»

En 2021, Dan Cruickshank rappelait que le passage du gaz à l'électricité aurait un impact environnemental contre-productif, du fait de la nécessité de «creuser les routes pour poser de nouveaux câbles» et de l'empreinte carbone générée par la fabrication des nouveaux modèles. «Et puis il faut faire rouler des camions, ajoute Luke Honey. La meilleure façon de maintenir une empreinte carbone basse, c'est l'inaction. La deuxième, c'est l'entretien. Cela coûterait un peu moins cher avec les LED, j'en conviens. Cinq personnes entretiennent les lampadaires à gaz. Mais je pense que cela vaut le coup de les payer.»

Par ailleurs, l'antiquaire explique aussi que la lumière chaude des lampadaires à gaz convient mieux à certains insectes, comme les mites. «Les LED se sont améliorées ces dernières années, mais elles provoquent quand même plus de pollution lumineuse. On pense aussi à l'avenir. On aura bientôt un gaz plus propre. Le biogaz et l'hydrogène pourront permettre de réduire les émissions. Tuer ces lampadaires à gaz serait prématuré.»

Depuis le début de l'affaire, les autorités locales de la Cité de Westminster auraient eu le temps de retirer «une quarantaine» de candélabres. Les London Gasketeers en ont déjà sauvé 174. «Et 94 ne sont pas encore listés, chiffrent-ils. Nous les avons répertoriés et envoyés à Historic England, un organisme indépendant qui va décider de lister les lampadaires restants ou non. Le Westminster City Council s'est engagé à préserver chaque réverbère listé. Ce serait une victoire.»

En janvier 2023, deux ans après la balade au cœur de Londres qui a placé sa vie sous la chaleur des lampadaires à gaz, Luke Honey se retrouvait à nouveau dans le quartier de Covent Garden. «Il était 10h du matin. Les lampadaires à gaz étaient éteints et les LED allumés. Pour rien! Il y a d'autres choses à faire pour limiter les émissions carbone que retirer des morceaux d'histoire de la ville.»