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A Rotterdam, buffet de cinéma à volonté autour du spectre de la crise post-Covid

«Comme un spectre, lève-toi» était le titre d’un programme de courts métrages au Festival de Rotterdam, et on a répondu docilement à l’injonction, comme un écho à la chanson de Julie Pietri du presque même titre. Devant la programmation pantagruélique, le festivalier est toujours perplexe comme devant un kapsalon – spécialité culinaire rotterdamoise proche de la poutine (ici des frites recouvertes de morceaux de kebab nappés eux-mêmes de fromage fondu et de laitue). Comment va-t-on attaquer ça ? Faut-il essayer de tout manger jusqu’à l’indigestion ? Mais c’est un peu la beauté de la manifestation : demandez à un spectateur ce qu’il y a aimé et aucune réponse ne sera la même selon que, cette année, on se soit penché sur le focus sur le cinéma indien contemporain comme caisse de résonance de la santé démocratique chancelante du pays à l’occasion des 75 ans de son indépendance, ou sur la rétro sur Judit Elek, cinéaste hongroise connue pour avoir filmé des moutons brûlant vif dans Mémoires d’un Fleuve (1990) comme une allégorie de la Shoah.

On a suivi d’autres fantômes et ceux-ci étaient nombreux. D’abord celui du retour à la normale, puisqu’il s’agit de la première édition ouverte au public après deux années fauchées par les restrictions dues au Covid ; celui du capitalisme qui plane sur la réorganisation drastique du festival suite à ce hiatus et trou financier, avec licenciements à la clé, serrage budgétaire ainsi que l’apparition d’une novlangue comptable («département des contenus», «sources de revenus») sur le site internet d’une manifestation quinquagénaire dont le cœur est la défense du cinéma marginal (tendance pellicule grattée à la cuillère). Sur place, les sensations d’antan n’étaient pas encore diluées devant, notamment, le concert des The Brockas cassant la baraque, soit un groupe composé des cinéastes philippins Khavn de La Cruz (claviers et cri primal) et Lav Diaz (guitare électrique en fusion) – oui, le Lav Diaz – et Rotterdam est probablement le seul endroit où l’on peut voir le chantre du cinéma lent jouer comme s’il auditionnait pour Sonic Youth.

«Le Spectre de Boko Haram» de Cyrielle Raingou (DR)

Abîme terrifiant

Et dans les films, les fantômes de l’Histoire sont venus engourdir le présent. En suivant sur un an les écoliers d’un village camerounais, le bien nommé Spectre de Boko Haram de Cyrielle Raingou dessine l’ombre insidieuse du groupe terroriste jihadiste du nord du pays. S’en détachent les frangins Ibrahim et Mohammed, rescapés d’un kidnapping par la secte. La documentariste se place à hauteur d’enfant, à cette altitude où le trivial et le mystère ont quelque chose de vertigineux. Elle entretient un hors-champ de violence insoutenable – via des plans de soldats patrouillant à la lisière du cadre ou la parole libérée des gamins, soudain auteurs du film. La manière dont ils racontent, avec tout le sérieux que l’on peut se permettre à 10 ans, une histoire de «sorcières qui se transforment en chats», et qu’ils auraient exécutées eux-mêmes au cours d’un raid, ouvre un abîme terrifiant pour toute une prochaine génération. Le film tâtonne parfois dans son point de vue lorsqu’il veut dramatiser inutilement sa matière mais est plus que prometteur.

Question de perspective aussi et d’un passé qui ne passe pas dans l’impressionnant la Palisiada, premier long de l’Ukrainien Philip Sotnychenko. Il est bien sûr tentant de lire le film, tourné en 2021, comme une prophétie de Cassandre à l’aune de la guerre actuelle lorsqu’on y entend notamment les mots «dictature» ou «vous souvenez-vous de la date de l’indépendance de l’Ukraine ?» dans la bouche des personnages. Prenons-le d’abord comme un thriller très réussi, un Memories of Murder tourné au caméscope sur l’assassinat d’un colonel ukrainien en 1996, dans cette zone grise de corruption généralisée après la fracture de l’URSS. Le film voit son enquête pipée d’avance (avec son suspect idéal et désigné, ses deux flics à côté de la plaque) mais se métamorphose constamment, tour à tour glaçant, quotidien comme un film de vacances tourné par papa, et tatiesque dans son humour. Voilà un buddy movie en chapka où la caméra se fait neutre, puis voyeuse, puis complice de l’action – et ce souvent dans le même plan. On pense au cinéma roumain, au très sec Cristi Puiu, mais filmé de toujours trop près ou de trop loin pour susciter le malaise.

Le «romantisme fou» du «Guide du routard»

Et puis il y a les fantômes surprises, inattendus. Voyages en Italie de Sophie Letourneur semblait invoquer d’avance Roberto Rossellini dans son titre pour mieux l’exorciser. Après Enorme, la cinéaste revient à sa veine vagabonde et autofictionnelle, de son court métrage le Marin masqué et de son long les Coquillettes. Elle se met en scène, sans s’épargner comme toujours, dans un road trip transalpin avec Philippe Katerine en guise de mari. Place au «romantisme fou», pas celui d’Ingrid Bergman en son temps, mais celui promis dans le Guide du routard que consultent les personnages comme la Bible. Les vrais spectres ici sont ceux du Chris Marker de Sans Soleil («ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs») et de l’anthropologue Marc Augé (auteur du livre l’Impossible Voyage (1997), où le tourisme n’est qu’images et lieux communs, un ailleurs où les Français sont partout. Le film est absolument charmant dans son côté brinquebalant, sa manière de créer l’événement à partir de pas grand-chose et absolument hilarant dans son angoisse du vacancier qui n’a pas vécu ce que lui ont promis le catalogue ou le récit des copains. Ou ramené, pour citer un personnage, des «madeleines de prout».