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Abbaye puis prison, que va devenir la maison centrale de Clairvaux?

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C'est un lieu emblématique de l'histoire de l'enfermement en France. Fondée en 1115 par Bernard de Clairvaux, moine cistercien en quête d'un lieu pour mener avec sa communauté une vie ascétique, l'abbaye de Clairvaux est autant un lieu d'incarcération volontaire (monastique) que punitive (par exemple, «pour les femmes adultères ou les criminels excommuniés»). Elle est vendue comme bien national en 1792 puis devient un établissement pénitentiaire en 1804, et pas n'importe lequel.

La maison centrale de Clairvaux est réputée pour son très haut niveau de sécurité, ainsi que pour ses illustres résidents: Claude Gueux, protagoniste du roman éponyme de Victor Hugo, les collabos Charles Maurras et Lucien Rebatet, ou encore le terroriste vénézuélien Carlos.

Elle est aussi le lieu d'un scandale en 1847: des entrepreneurs privés sont condamnés pour s'être fait de l'argent aux dépens des détenus, agonisant de faim. Partiellement inscrite et classée au titre des monuments historiques, l'abbaye-prison accueille à la fois des visiteurs et les proches des détenus.

Des bâtiments «vétustes et totalement inadaptés»

La maison centrale de Clairvaux change de nouveau de vie cette année: elle va fermer, les détenus ont été transférés ailleurs, les lieux vont être transformés. Cette reconversion a été annoncée en avril 2016 par le ministre de la Justice de l'époque, Jean-Jacques Urvoas. «Je ne veux plus que les personnels soient contraints de travailler dans de telles conditions, pas plus que je ne souhaite que des personnes soient détenues dans des locaux aussi inadaptés», arguait-il.

Cette déclaration a immédiatement catastrophé le personnel pénitentiaire. Frédéric Stoll, délégué régional du syndicat FO Pénitentiaire, déclarait que ce sont «mille emplois qui sont directement concernés». La toute nouvelle maison d'arrêt de Troyes-Lavau, distante d'environ 70 kilomètres, les accueille désormais.

La fermeture de Clairvaux ne tombe pas de nulle part: il était déjà mentionné dans le rapport de visite effectuée par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté du 31 août au 3 septembre 2009 que «le centre de détention serait fermé au plus tard en fin d'année 2009», ses bâtiments étant décrits comme «vétustes et totalement inadaptés». La mise en œuvre a finalement pris plus de temps que prévu.

Rixes, mutineries, évasions

«C'est un demi-siècle d'histoire pénitentiaire qu'on s'apprête à effacer», s'inquiètent des historien·nes dans une tribune dans Libération. Cette histoire, c'est celle des révoltes de détenus contre leurs conditions de vie affreuses. En septembre 1971, une semaine après la mutinerie des détenus de la prison américaine d'Attica, c'est à Clairvaux que la colère débute en France.

Il faut dire qu'elle couvait depuis quelque temps, notamment via le travail militant du Groupe d'information sur les prisons (GIP), cofondé par Michel Foucault et Daniel Defert parmi d'autres personnalités militant pour recenser et visibiliser l'intolérable des geôles françaises: violences des gardien·nes, nourriture mauvaise, multiples brimades.

Le 19 juillet 1974, à la suite d'une rixe entre deux clans rivaux, la quasi-totalité des détenus de Clairvaux refusent de réintégrer leurs cellules en fin de journée. Ils pillent la cantine et brûlent l'atelier de menuiserie. Deux d'entre eux meurent et une quinzaine sont blessés durant l'assaut des forces de l'ordre à l'aube.

Près de quatre ans plus tard, le 28 janvier 1978, Christian Bergeot et André Fourcat, décidés à fuir, retiennent le directeur de l'établissement et deux gardiens. Le GIGN les abat. Un témoin commente dans Le Monde: «À 100 mètres deux balles en pleine tête. Terminé. Pas de procès inutile. Du bloc au trou directement.»

Le 11 septembre 1992, huit détenus se font la belle de «la prison dont on ne s'évade pas». L'un d'eux et un gardien, Marc Dormont, meurent, entretués lors d'un échange de tirs croisés. Les fuyards sont tous rattrapés au fil du temps, puis condamnés en novembre 1999 à de lourdes peines de réclusion. D'autant plus lourdes qu'aucun n'avait l'intention de tuer ni pendant l'évasion, ni durant la cavale. C'est «le procès des longues peines».

En 2003, ce n'est pas une mais deux mutineries qui agitent Clairvaux. Le 8 février, une cinquantaine de détenus détruisent en partie le bâtiment afin de protester contre les sanctions à l'encontre de deux d'entre eux. Dans la nuit du 16 avril, quatre-vingts détenus mettent le feu aux ateliers pour contester la fermeture des cellules en journée. La mutinerie se règle en quelques heures avec l'intervention des ERIS (Équipes régionales d'intervention et de sécurité), nouvellement créées par Didier Lallement, alors directeur de l'administration pénitentiaire, sous l'impulsion du ministre de la Justice Dominique Perben.

Cette fois-ci, pas une goutte de sang n'est versée: tout le monde a déjà réintégré sa cellule lors de l'assaut des forces de l'ordre. Patrick Marest, alors délégué de l'Observatoire international des prisons (OIP), parle d'un «régime disciplinaire d'exception» régnant dans cette prison.

Une nouvelle vie fin 2023

En novembre 2022, il restait 40 détenus à la maison centrale de Clairvaux sur les 240 places existantes. Ils sont transférés au fur et à mesure dans les cinq autres maisons centrales et les sept quartiers de centres pénitentiaires du pays, comme celui d'Alençon-Condé-sur-Sarthe, particulièrement sécurisé.

Côté reconversion de l'ancienne abbaye, elle suit son cours sans encombres pour le moment, comme le confirme lors d'un échange en visio Sébastien Zonghero, rattaché au ministère de la Culture et chef du projet (détaillé ici) coconstruit par l'État et les collectivités territoriales. En cours d'élaboration, le projet à mettre en place pour offrir une nouvelle vie au lieu débutera à partir de fin septembre 2023. Trois priorités: respecter la longue histoire du lieu, valoriser ce patrimoine, être économiquement viable –d'autant plus que le territoire de Clairvaux est enclavé. Le cahier des charges semble ambitieux mais réaliste.

Ne reste plus qu'à réfléchir à l'amélioration de la vie des personnes condamnées à de longues peines, voire à la perpétuité, cette «mort pénale» –pour reprendre l'expression du magistrat Denis Salas– qui induit souvent une dégradation de la santé physique et mentale, faute de perspective de vivre autre chose que la détention. Ange, détenu de Clairvaux, expliquait à 20 Minutes en 2006: «Quinze ans, ce devrait être le maxi, au-delà, ça n'a pas de sens, même pour meurtre. Sûr, ça vaut pas une vie, mais alors, il faut nous tuer.»

C'est là un chantier plus grand que celui de la reconversion de la maison centrale de Clairvaux.