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Aide humanitaire : en Ukraine, un problème de fonds

Il y a, d’un côté, les 12,5 milliards de dollars (11,9 milliards d’euros) d’aide versés par plus de 40 pays. Et de l’autre, Natalia, 72 ans, jambes lourdes et dos courbé, qui peine à marcher dans la cave de son immeuble de Siversk, dans le Donbass ukrainien. Elle demande : «Ce qu’il nous faudrait, ce sont des poêles à bois. Pourquoi personne ne nous en donne ?»

Aucune ONG internationale ou agence de l’ONU ne distribue de poêle à bois à Siversk, une ville toujours bombardée, mais qui n’est plus sur la ligne de front depuis cet été. Les seules aides qui parviennent dans la cité ravagée, aux immeubles troués et aux rues creusées de cratères, émanent de la Croix-Rouge ukrainienne qui organise des ravitaillements une ou deux fois par mois dans le centre-ville, et des volontaires ukrainiens, souvent seuls, parfois intégrés à des organisations. Ils travaillent bénévolement, voire se financent sur leurs propres fonds.

Ces volontaires, ceux qui distribuent nourriture, eau, médicaments, ceux qui risquent leur vie en organisant des évacuations depuis des villes bombardées de la région ne bénéficient quasiment d’aucune aide internationale. Pas plus d’ailleurs que les ONG ukrainiennes. Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, elles n’avaient reçu que 0,31 % des financements recueillis par les Nations unies entre la fin février et début octobre. La quasi-totalité des fonds s’est répartie entre les agences de l’ONU et les grandes ONG internationales.

Des habitants de la ville de Kherson puisent de l'eau sur la rive du Dnipro, près de la ligne de front, le lundi 21 novembre 2022. (Bernat Armangue/AP)

«Ce système ne fonctionne plus»

Mais dans le Donbass, que ce soit à Kramatorsk, à Pokrovsk, où la gare accueille les civils qui évacuent la région, à Sloviansk, à Siversk, très peu d’entre elles sont déployées. On ne croise guère que les véhicules de la Croix-Rouge ukrainienne, de Médecins sans frontières (MSF) ou de World Central Kitchen (WCK), une ONG américaine. «Il n’y a quasiment pas d’organisations étrangères ici. Leurs protocoles de sécurité leur interdisent de travailler. Certaines étaient là avant la guerre, mais ont dû partir quand elle s’est déclenchée et ne sont pas revenues», explique Katarina Onichenko, basée à Kramatorsk et responsable de WCK pour la région de Donetsk. La plupart des ONG sont basées au mieux à Dnipro, un peu plus à l’ouest, sinon à Lviv et Kyiv. Loin des fronts et des volontaires qui aident des habitants esseulés.

«Ce système qui consiste à venir de l’étranger avec ses méthodes, ses employés, ses contrats ne fonctionne plus, explique François Grünewald, directeur de la veille et de l’anticipation du groupe URD (Urgence réhabilitation développement), qui analyse les stratégies humanitaires. Les cartes de l’aide se sont redistribuées. Ce sont désormais l’entraide locale, la mobilisation des habitants via des réseaux informels, y compris pour récolter des fonds, qui fonctionnent. C’est vrai en Ukraine, comme cela l’a été au Liban après l’explosion du port de Beyrouth en 2020.»

A Pokrovsk, ce sont des Ukrainiens de toutes professions qui se sont mobilisés. Comme ailleurs dans le pays, les églises sont en première ligne. Dans une petite rue, l’une d’elles fait office de lieu de transit pour les dizaines de déplacés qui arrivent de la région de Donetsk. Ce matin de la mi-octobre, la grande salle de cérémonie se remplit au fil de la matinée de femmes, d’enfants, de personnes âgées et de rares hommes. Ils reçoivent des conseils sur la suite de leur périple avant d’être transportés à la gare où des trains les emmènent vers l’ouest. Parmi eux, Valentina, quasi-aveugle, Stanislav, sourd et malade, et Antonina, qui n’a pas de famille, arrivent de Bakhmut, une ville bombardée et assaillie par les forces russes. Ce sont Edouard, 30 ans, qui travaillait dans une usine de charbon, et Nikola, 18 ans, deux volontaires de Vostok SOS, une organisation ukrainienne, qui ont été les chercher.

Edouard connaît bien Bakhmut, il y a grandi. Il vivait là-bas quand la guerre a éclaté. «Je ne voulais pas porter une arme mais je ne pouvais pas rester à rien faire. J’ai décidé d’aider en étant volontaire.» Il commence seul, sans aide extérieure. Depuis qu’il a rejoint Vostok SOS en mai, il n’est pas payé mais logé et nourri. «On nous fournit les moyens de faire notre travail, d’évacuer les gens des villes bombardées ou de leur amener à manger. Je ne demande pas plus.»

Des habitants lors de leur évacuation d'un village de l'île de Potyomkinskyi sur le Dniepr près de Kherson, le 6 décembre 2022. (Anatolii Stepanov/AFP)

«La réalité du terrain»

Liliana Bieliarlsera, 46 ans, est elle aussi une volontaire de Prokovsk. En 2014, lors de la première guerre du Donbass, elle a créé avec son mari Dima, un technicien qui a travaillé sur le chantier de liquidation de Tchernobyl et qui souffre aujourd’hui d’une maladie de sang, l’association Edelweiss pour aider les familles de disparus. Liliana et Dima ont perdu leur fils en juillet 2014 à un checkpoint tenu par des forces ukrainiennes à Andronovka, et n’ont jamais eu de nouvelles depuis.

Quand l’invasion russe a débuté, ils ont décidé de basculer dans la livraison de paniers alimentaires pour les habitants de leur ville. Ils les distribuent devant une ancienne salle de sport qui leur sert d’entrepôt et les amènent à des personnes âgées ou malades qui ne peuvent se déplacer. Au total, 2 500 personnes en bénéficient deux fois par mois.

Liliana et Dima ont commencé seuls, avant de recevoir l’aide d’une petite ONG française, U-Saved, dirigée par François Dupaquier, travailleur humanitaire depuis plus de vingt ans. «C’est ce type de structure locale, qui assure aujourd’hui l’aide humanitaire en Ukraine et qu’il faut soutenir. Beaucoup de grosses ONG font en priorité de la collecte de fonds. Elles se transforment presque en bailleur en réunissant des sommes considérables, assure-t-il. Elles sont alors hors-sol et ne voient plus toujours la réalité du terrain.»

Le constat est partagé par Kim Gielens, un ancien de MSF qui travaille pour la fondation néerlandaise Stichting Vluchteling, venu rencontrer Lisa et Dima pour estimer s’il était possible de les financer. «Le monde humanitaire est devenu est une grosse machine. Nous essayons de financer d’autres initiatives, plus proches des besoins. Nous participons à deux projets à Odessa, dont l’un regroupe des jeunes et des commerçants qui vont dans les villages pour ravitailler ceux qui n’ont pas les moyens de rejoindre la ville. Cela fonctionne très bien.»

Le 24 août, une centaine d’organisations ukrainiennes ont signé une lettre ouverte au ton rageur. «Alors que les ONG internationales ont reçu des millions de dollars, nous n’avons quasiment pas été aidés. […] Une part significative de ces financements est utilisée pour “développer nos compétences”. C’est absurde. Nous avons les connaissances historiques, culturelles, linguistiques et nous comprenons les réalités locales pour agir efficacement. Développer nos compétences pour que l’on apprenne votre bureaucratie et cocher vos cases, au milieu d’un conflit, est irrespectueux, nous fait perdre du temps et a un impact direct et négatif sur nos actions.»

Une coordinatrice travaille dans un entrepôt d'un centre de distribution d'aide humanitaire à Severodonetsk, le 7 mai 2022. (Yasuyoshi Chiba/AFP)

«Nous devons gérer des tonnes de papiers»

Dans le langage humanitaire, ce que réclament ces ONG a un nom : la localisation. Le concept fait partie du «Grand Bargain», détaillé dans le rapport de l’ONU «Trop important pour échouer – remédier au déficit de financement humanitaire», publié en 2016. Il s’agit tout simplement de soutenir davantage les acteurs locaux et nationaux, et non de systématiquement passer par des structures étrangères. «Il faut éviter l’entrée massive d’ONG internationales [en Ukraine] dont le fonctionnement risque d’affaiblir les institutions ukrainiennes et marginaliser les associations de volontaires locales. […] Les organisations ukrainiennes ont le potentiel pour distribuer et organiser l’aide, et leur éviction aurait pour effet de démobiliser les militants», prévient l’Institut français des relations internationales dans un rapport publié en juin.

Pourquoi cette localisation fonctionne-t-elle mal en Ukraine ? L’une des raisons tient à la panique provoquée par l’invasion du 24 février. Plus du tiers de la population du pays, soit près de 15 millions de personnes, ont fui leur maison dans les trois mois, selon le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies. Une majorité, plus de 8 millions, est restée en Ukraine, les autres s’étant réfugiés à l’étranger. L’offensive russe a engendré des milliers de kilomètres de front, autant au sud, qu’au nord et à l’est, compliquant l’intervention humanitaire.

Mais plusieurs ONG évoquent aussi des causes devenues structurelles, telle la bureaucratie engendrée par les exigences des bailleurs qui demandent des comptes de plus en plus exigeants sur la manière dont sont utilisés les fonds, sur la fiabilité des organisations locales à travers des rapports d’activité et des preuves des identités des bénéficiaires. «Nous devons gérer des tonnes de papiers, c’est fou, explique Philippe Bonnet, responsable des urgences de Solidarités International. On bataille pour que les procédures soient allégées mais ce n’est pas simple. Les volontaires sont incapables de faire ce reporting.» «Les donateurs doivent accepter de prendre plus de risques pour accélérer la localisation», confirme un rapport de Refugees International publié en août.

Dans l’aile de la maternité de Kherson dédiée aux orphelins, le 22 novembre. (Bernat Armangue/AP)

«La valeur de la vie humaine est prioritaire»

Claire Nicolet, responsable de MSF en Ukraine, pointe de son côté les réticences des Ukrainiens eux-mêmes. «C’est très dur d’intervenir dans ce pays. Quand on va voir les structures de santé pour leur demander comment on peut les aider, elles nous répondent “tout va bien, on gère”, et nous donnent seulement des listes de médicaments dont elles ont besoin. Nous avions identifié durant les premiers mois de la guerre des lacunes dans les traitements de réhabilitation, tout ce qui est kinésithérapie, soins post-opératoires, ce qui permet de remettre les gens sur pieds après qu’ils ont été blessés. Il nous a fallu des mois de négociations pour commencer à travailler. L’aide humanitaire est sous-utilisée en Ukraine.»

Les grandes ONG se heurtent aussi au principe de neutralité – ne favoriser aucun camp – quand les volontaires aident naturellement des soldats ukrainiens dans les villes proches des fronts. Plusieurs d’entre eux rencontrés dans le Donbass confirment qu’ils ravitaillent parfois des unités sur les fronts. Les organisations qui ont signé la lettre ouverte le disent sans détour : «Nous ne voulons pas être “neutres”. La valeur de la vie humaine est prioritaire et aider ceux qui sont sur la ligne de front peut réduire significativement le nombre de victimes et l’aide qui doit être apportée. Même si nous reconnaissons que les organisations internationales veulent être perçues ainsi, la société civile devrait pouvoir déterminer ses propres approches et priorités.»

L’une des solutions pourrait passer par les institutions, qui ont tenu malgré la guerre. Il y a toujours des mairies, des administrations régionales, des collectivités territoriales, y compris dans le Donbass, où les combats sont les plus féroces. «Les mairies devraient être au cœur de la réponse humanitaire, estime François Grünewald, du groupe URD. Le problème est qu’elles ne figurent pas sur l’écran radar des organisations et des bailleurs. J’étais à une réunion avec des représentants de l’ONU et de l’Agence française de développement il y a quelques semaines. Tout le monde a trouvé que c’était une très bonne idée. Mais personne ne savait comment faire.»