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Attaque d’Annecy : psychiatrie, violence et flux migratoires, quelques éléments de repère

Capture d'écran d'une vidéo montrant l'homme interpellé après l'attaque au couteau survenue jeudi 8 juin 2023, à Annecy

© AFP

Nouveau drame

S’il serait absurde de considérer que tous les migrants ont des problèmes psychiatriques, la multiplication des drames souligne l’existence d’un problème. Comment en apprécier véritablement les contours ?

Chargé de recherche au CNRS (INSHSSection 35).
Habilité à diriger des recherches (HDR).

Membre du conseil de laboratoire du CERMES3.
Membre du Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), Commission Spécialisée Prévention, Education et Promotion de la Santé.
Expert auprès de la HAS, de l’Agence de la Biomédecine, de la MILDT, de l’ANR, d’Universcience.

Chargé de cours à l’Université Paris V Paris Descartes, à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis. 

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Atlantico : Que sait-on de la prévalence des problèmes psychiatriques, des problèmes de santé mentale chez les demandeurs d'asile et les migrants ?

Xavier Briffault : Eh bien, il y a pas mal de choses à dire sur le sujet, surtout compte tenu du nombre d'études récemment publiées. J'ai moi-même fait une petite revue de littérature à ce sujet. Par exemple, une méta-analyse regroupant 40 études et 11 000 personnes montre une prévalence de troubles dépressifs chez les migrants de 32%, soit presque trois fois plus élevé que dans la population générale. La prévalence des troubles de stress post-traumatique est de 31%, soit 18 fois plus élevée qu'ici, en France, où le taux de ce type de troubles est généralement bas. On observe également une prévalence de 5% de troubles bipolaires, ce qui est plus élevé que dans la population générale. Les troubles psychotiques représentent 1% de la prévalence en France, ce qui est similaire aux taux observés ailleurs de manière générale. Ces chiffres concernent les réfugiés et les demandeurs d'asile qui se trouvent dans des pays à haut niveau de revenus.

D'autres études confirment globalement ces résultats. Par exemple, j'ai trouvé une autre étude publiée dans le journal Lancet public health qui indique une prévalence de 31% pour les troubles de stress post-traumatique, 21% pour la dépression caractérisée et 14% pour l'anxiété. En somme, on peut dire qu'il existe une prévalence plus élevée de troubles mentaux courants chez les personnes en situation de migration ou de demande d'asile par rapport à la population générale. C'est une donnée importante à prendre en compte.

Qu'est-ce qui explique cette prévalence ?

Finalement, lorsqu'on examine les migrants en stratifiant les populations migrantes par pays d'origine, situation d'origine, âge, niveau de revenu du pays d'origine, etc., on constate des différences importantes. Par exemple, une étude réalisée en Irlande montre que le risque de psychose varie en fonction du pays d'origine. Après l'immigration, on observe soit une augmentation, soit une diminution du risque de troubles mentaux sévères, en fonction du moment, souvent quelques années après l'arrivée. Cela dépend du type d'immigration choisie ou subie, de l'exposition à des zones de guerre dans le pays d'origine, de l'exposition directe à des conflits armés, de violences armées, de tortures physiques ou psychologiques, etc. Tout cela contribue notamment au syndrome de stress post-traumatique, qui présente un risque accru. Par la suite, on observe les mêmes facteurs classiques que dans la population générale. En d'autres termes, plus on est riche, en bonne santé à l'origine, bénéficiant d'un soutien social, d'un logement et d'un emploi, meilleure est la santé mentale. Cependant, cela dépend des populations et des types de migrants. Par exemple, si les migrants viennent d'un milieu social défavorisé dès leur enfance dans leur pays d'origine, ils ont un risque plus élevé de troubles mentaux que les migrants adultes déjà bien établis, qui rencontrent des difficultés plus tard dans leur vie et n'ont pas connu de graves problèmes dans leur enfance. Ces observations sont similaires à ce que l'on observe généralement dans la population générale.

Ensuite, il est évident que la transmigration culturelle, c'est-à-dire le fait de se retrouver dans un environnement culturellement différent, constitue à la fois un facteur de déstabilisation et de difficulté d'adaptation. Cela entraîne du stress, de l'anxiété, des difficultés d'intégration et éventuellement des troubles de l'humeur atypiques, notamment des troubles dépressifs unipolaires. Les facteurs déterminants sont le soutien, l'éducation, l'intégration professionnelle, en fonction de la culture d'origine et de sa congruence avec la culture d'accueil. Les difficultés varient selon que l'on migre du Québec vers la France, ou selon que l'on vient d'Afrique saharienne ou subsaharienne, ou encore de l'Ukraine, par exemple. Les problématiques peuvent être très différentes et cela rend la question assez complexe. Il n'est donc pas possible de répondre de manière générale, si ce n'est pour dire que, dans l'ensemble, on observe une augmentation des troubles mentaux courants tels que l'anxiété, la dépression et les syndromes de stress post-traumatique chez les migrants. Cette augmentation est significative.

Et est-ce que on sait si c'est une tendance qui s'accentue avec le temps ? 

En ce qui concerne la prévention des troubles mentaux chez les migrants, en termes de prévalence, c'est-à-dire en pourcentage de la population, il est important de noter que l'augmentation du nombre absolu de cas est essentiellement due à l'augmentation de la population immigrante. Maintenant, est-ce qu'au sein d'une population migrante de la même taille, il y a davantage de troubles mentaux aujourd'hui qu'il y a 10 ans ? Je ne peux pas répondre avec certitude à cette question sans effectuer une revue spécifique de la littérature. Cependant, je tendrais à dire que globalement, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Les personnes exposées aux mêmes facteurs de risque il y a 10 ans ou 20 ans auraient probablement les mêmes effets aujourd'hui. J'irais même jusqu'à penser qu'auparavant, la prise en charge était moins bonne. La santé mentale des migrants était souvent négligée, voire ignorée. C'était un sujet dont on se préoccupait beaucoup moins. Aujourd'hui, la question de la santé mentale des migrants est prise en compte, bien que les ressources et les moyens mis en place ne soient probablement pas suffisants. Dans tous les cas, il est encourageant de constater que l'attention portée à cette question a conduit à une meilleure prise en charge des personnes migrantes aujourd'hui par rapport à avant.

 Après, en ce qui concerne la situation en Syrie, par exemple, où les gens sont exposés à la guerre depuis plusieurs années, il est certain que la santé mentale de la population se détériore de manière générale. Lorsqu'ils arrivent dans d'autres pays, dont la France, ils peuvent donc déjà présenter des problématiques de santé mentale qui existent depuis leur pays d'origine. Cependant, il convient de noter que ce phénomène doit être nuancé. Les migrants qui parviennent à arriver sont généralement ceux qui sont capables de le faire physiquement, mentalement, financièrement et socialement. Ils ne sont donc pas extrêmement dégradés dans leur milieu d'origine, sinon ils ne pourraient pas entreprendre ce voyage. Cependant, certaines études indiquent qu'au fil du temps passé dans leur pays d'accueil, leur santé mentale se détériore. Cela peut être dû, en partie, à un manque de prise en charge de la santé mentale en raison d'une offre insuffisante. Le pays d'accueil peut avoir des difficultés à fournir le soutien psychologique, psychiatrique et médical nécessaire qui serait nécessité. Puis évidemment, ça va aussi être lié à des problématiques d'intégration professionnelle, culturelles, sociale comme les jeunes qui n’arrivent pas à trouver un travail, un logement, un revenu suffisant pour manger, assez inéluctablement, la santé mentale va se dégrader. Je ne sais pas si on est au point des États-Unis où la psychiatrie se retrouve dans la rue, du fait d'une extrême dégradation de l'offre de soins psychiatriques. Et je crains qu'en France on aille vers ça. 

Nous sommes confrontés à un très grave problème d'offre de soins, en particulier en ce qui concerne la pédopsychiatrie. Il y a un énorme déficit dans la prise en charge de la santé mentale des jeunes migrants âgés de moins de 25 ans. Nous manquons des ressources psychologiques et médico-psychologiques adaptées à leur âge et à leur situation. Cela représente une véritable bombe à retardement, car la majorité des troubles mentaux se développent pendant l'enfance et chez les jeunes adultes avant l'âge de 25 ans, voire avant 18 ans.

La pédopsychiatrie est déjà extrêmement déficitaire, mais cette situation est encore plus critique chez les jeunes migrants. Il y a un risque élevé de voir ces jeunes migrants souffrir d'anxiété, de dépression et de pensées suicidaires extrêmes, ainsi que de graves syndromes de stress post-traumatique. Leur trajectoire de vie est alors susceptible d'être considérablement détériorée.

Cela peut-il expliquer en partie les faits divers qui impliquent des migrants ?

Les événements de cette nature sont extrêmement rares. Récemment, j'ai d'ailleurs vérifié qu'en France, nous avons entre 800 et 1000 homicides à domicile, et ce chiffre est globalement stable depuis les années 2000. Je ne constate pas une augmentation massive. Nous n'avons pas doublé le nombre d'homicides, encore moins triplé ou quadruplé. Il y a effectivement quelques cas impliquant des migrants, mais il y a tout autant de cas impliquant des personnes natives, y compris des cas récents, malheureusement.

Dans la plupart des cas d'homicides violents impulsifs, nous pouvons trouver un facteur psychiatrique sous-jacent, mais cela ne signifie pas nécessairement la présence de psychoses. Il peut s'agir de troubles de la personnalité ou de syndromes de stress post-traumatique qui, soudainement, peuvent basculer dans un état de rage pour une raison donnée, et cela peut entraîner un acte agressif impulsif.

Essayer d'arranger la situation de la psychiatrie améliorerait-il le problème ?

On aurait le double, le triple, le quadruple de moyens, on n’éviterait absolument pas tous les drames. Ce n'est pas possible parce que sinon on est dans Minority report et on fait de la prédiction sur des facteurs de risque. Or, la capacité prédictive des facteurs de risque en psychiatrie est les voisines de rien. C'est que ce soit sur l'évolution des troubles et encore plus sur le risque de passage à l'acte.

Il est essentiel de reconnaître le très grave risque que représenterait l'utilisation de l'épidémiologie prédictive dans ce contexte. L'idée de prendre les facteurs de risque de passage à l'acte à partir de vastes bases de données et d'identifier toute augmentation de risque, que ce soit de 20%, 30% ou 10%, soulève de nombreuses questions. Que ferions-nous dans de tels cas ? Fermerions-nous immédiatement les personnes concernées ? Cette approche n'est ni réalisable ni souhaitable de nos jours. Utiliser une surmédicalisation, des procédures de neurostimulation ou des médicaments pour les assommer serait une solution archaïque, tout droit sortie du passé, voire même une lobotomie. La situation est extrêmement complexe et nous devons garder à l'esprit l'aphorisme selon lequel il vaut mieux laisser un coupable dehors qu'un innocent en prison.

Il est crucial de se souvenir de cette réalité, car si nous commençons à utiliser la psychiatrie prédictive à des fins de sécurité, nous risquons de placer des millions de personnes dans des établissements psychiatriques. Cette approche n'est tout simplement pas envisageable. La vérité est que nous devons malheureusement tolérer ce risque. Bien que ce risque soit extrêmement faible, il existera toujours. Il y aura toujours des passages à l'acte que nous ne pourrons jamais prévenir tous.

En revanche, un effort de psychiatrie visant à aider, soigner, ce n’est pas la même chose. La psychiatrie a toujours eu cette ambivalence. Malheureusement, l'efficacité des soins psychiatriques n’est quand même pas très élevé non plus.

Que penser de ce qui s’est passé à Annecy en particulier ?

C'est apparemment la première fois qu'un acte violent est perpétré sur des enfants en bas âge, et cela soulève certainement des questions spécifiques concernant cette personne qui a attaqué de si jeunes enfants. Nous ne savons pas quelle pourrait être la raison derrière un tel acte.

En général, même dans les cas extrêmes de décompensation, les barrières fondamentales de l'humanité persistent, à moins d'être confrontés à des individus gravement psychopathes ou pédophiles. Il est extrêmement rare de s'attaquer directement à des enfants de manière aussi frontale. Cela indique clairement une rupture significative, quelque chose de nouveau qui se produit. Il s'agit davantage de réflexions spéculatives, car on peut se demander si cela relève d'un problème spécifique à la personne elle-même ou si cela reflète une tension plus globale au sein de la société concernant les interdits fondamentaux et la régulation de nos relations. Il est vrai que la société a connu une détérioration considérable de sa santé mentale au cours des deux dernières années de la pandémie de COVID-19, avec une augmentation des troubles anxieux et dépressifs parmi la population française. Nous sommes confrontés au même genre de problèmes et au même niveau de détresse. 

Cela entraîne inévitablement des frictions, des tensions et potentiellement des actes de violence, bien que la plupart de ces violences soient auto-infligées, comme en témoignent les chiffres alarmants des tentatives de suicide. Il est difficile de dire si nous avons franchi une limite générale, mais ce que nous pouvons craindre, c'est que lorsque les barrières fondamentales sont franchies, cela puisse inciter à d'autres comportements similaires. Il est également important de souligner l'impact sur les personnes présentes sur les lieux, ainsi que sur la société dans son ensemble. Les proches des enfants agressés, les témoins et la communauté locale en général peuvent être confrontés à des états de stress post-traumatique. Cette transgression extrême des interdits fondamentaux peut engendrer des réactions sociétales importantes.

Il est crucial de prendre soin des personnes touchées, ainsi que du corps social dans son ensemble. Cela implique d'expliquer les mécanismes du stress post-traumatique, de fournir un accompagnement et de promouvoir des discours apaisants. Il est important d'essayer de calmer les tensions autant que possible, car nous risquons d'assister à une montée de discours violents qui exacerbent les divisions. Il est essentiel de préserver la tranquillité dans la mesure du possible.

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