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Au Salvador, la paix sociale à coups d’arrestations massives

Elle a aperçu les chapiteaux dressés en bas de sa rue, alors elle est descendue voir sous le soleil déjà haut dans le ciel matinal. Dilam Robles a vite compris qu’elle pouvait suivre une consultation médicale sans frais grâce à cette opération du gouvernement menée dans un quartier de Soyapango, la Campanera, en banlieue de la capitale San Salvador. Une zone des plus mal famées de la région. Sous un autre stand, des animateurs accueillent des enfants avec des jeux de société.

Jusqu’à ce que les militaires investissent la Campanera, le quartier était totalement délaissé par l’administration. « Avant, c’était terrible, on ne pouvait même pas sortir, c’était plein d’insectes », dit-elle. « Insectes », le surnom des pandilleros, ces membres des gangs (les pandillas) qui rackettent les commerçants et sèment la terreur au rythme de leurs règlements de comptes.

Marcher par la forte chaleur qui règne dans ce petit pays d’Amérique centrale en ce moment est une souffrance, mais qu’importe : c’est déjà une victoire pour tout habitant de la Campanera de circuler en toute sécurité. Aujourd’hui, Dilma, 65 ans, scrute de ses yeux fatigués les ruelles comme elle l’a trop longtemps fait par le passé. Sauf que, désormais, les murs sont couverts de fresques colorées, des enfants jouent dans la rue, et ce ne sont plus les pandilleros qui occupent les coins de rue, mais des soldats.

La fin des gangs « pandillas »

Plus de 66 000 pandilleros présumés ont été arrêtés dans le cadre du régime d’exception voté par le gouvernement du président Nayib Bukele, le 27 mars 2022, grâce à l’appui de l’Assemblée nationale où le jeune et très populaire chef de l’État (41 ans) détient la majorité. Mais, au-delà du soutien massif de la population, les ONG ont enregistré près de 4 700 plaintes pour violation de droits parmi les détenus. Irene Cuéllar, chercheuse à Amnesty International dans le pays, confirme « de graves violations de la procédure judiciaire, notamment des détentions arbitraires massives ».

Dans la bourgade d’El Maniadero, à plus d’une heure de San Salvador, Antonia Carillo, 48 ans, est dans l’attente de nouvelles de son frère, détenu depuis novembre 2022. « José travaille dans les champs, il récolte du maïs, des haricots rouges… Ce n’est pas un pandillero ! » Tout autour, des dizaines de plantations d’agriculteurs où plusieurs familles ont vu l’un des leurs être capturé sans mandat d’arrêt. José Carillo n’a même pas opposé de résistance. Aujourd’hui sa sœur Antonia tente de trouver une aide juridique, mais ni les avocats commis d’office ni ceux payés avec ses économies n’ont pu faire tomber la charge d’« appartenance à un groupe criminel » contre lui. Antonia se fait surtout du souci pour son père de 84 ans atteint d’Alzheimer : « C’est lorsque je sers le repas qu’il ressent l’absence de José et qu’il se met à pleurer. » Pourra-t-il revoir un jour son fils ?

« Il ne fait aucun doute que les plus touchés par ces arrestations sont issus de communautés pauvres, contrôlées par les pandillas », indique Irene Cuéllar. Le plus souvent, les personnes accusées de complicité étaient en réalité contraintes d’aider le groupe criminel dominant la zone. « Elles sont victimes deux fois : elles ont d’abord souffert de la pandilla, et désormais elles sont stigmatisées par les autorités en raison de leurs origines. »

Surpopulation et maltraitance carcérales

En plus des milliers de plaintes déposées pour détention arbitraire, les ONG ont aussi enregistré des plaintes concernant des centaines de cas de torture, d’agressions et de non-assistance médicale en prison. Amnesty dénombre 112 morts depuis l’instauration du régime d’exception. Mardi 28 mars, l’ONU a souligné ses « graves préoccupations sur les droits humains » au Salvador, faisant part de ses craintes sur des détentions arbitraires et les conditions de vie dans les prisons.

Mais pour le pouvoir, la paix sociale et le démantèlement des pandillas valent bien ces arrestations massives. Venu inspecter la Campanera, le ministre de la justice et de la sécurité Gustavo Villatoro assume : « Si les polices du monde entier arrêtaient seulement les coupables, à quoi serviraient les procureurs et les juges ? » Le regard perçant, langage martial, il parle de « guerre contre des terroristes », fondée sur « la Constitution » et « l’État de droit ». Mais c’est bien la concentration des pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif entre les mains de Nayib Bukele qui lui garantit cette liberté d’action.

Début mars, le régime a voulu frapper les esprits en ouvrant les portes de « la plus grande prison d’Amérique latine », comme aime se vanter le ministre Gustavo Villatoro, permettant d’enfermer 40 000 pandilleros. Le gouvernement se plaît à mettre en avant des images de ces détenus rasés et crânes luisants conduits à l’intérieur. Mais Irene Cuéllar pointe des « conditions d’incarcération cruelles et inhumaines » et souligne la surpopulation carcérale.

La paix, mais à quel prix ?

« La réduction du nombre d’homicides est significative et bien réelle, et la perception de la sécurité a changé, on ne sort plus dans la rue en pensant à ne pas se faire tuer », confirme Verónica Reyna, directrice du programme de droits humain au Service social passioniste. En 2015, année la plus sanglante depuis les accords de paix signés en 1992, le pays avait enregistré 6 656 homicides contre 2 390 en 2019 et 496 en 2022 pour 6,5 millions d’habitants. Nayib Bukele s’est récemment vanté que le Salvador connaissait le taux d’homicides « le plus faible du continent américain ». Et de célébrer chaque jour sans homicide sur Twitter.

Depuis le début de ces rafles, 4 205 personnes ont été relâchées, mais le retour à la vie normale reste un calvaire. « Comment reprendre une vie quand on est considéré comme un ancien pandillero ?, se demande Verónica Reyna. Comment trouver un travail ? »

Dans le centre-ville de San Salvador, la cathédrale brille et le théâtre a récemment été ravalé. Les ruelles bordées de petits commerces en tous genres, il y a peu réputées pour être des coupe-gorge à la nuit tombée, sont bondées. « Le président Nayib Bukele a su exploiter les besoins prioritaires des Salvadoriens, confie Jorge Schafik Handal, du Front Farabundo-Martí pour la libération nationale, le parti de gauche. Les mesures prises ont un effet direct, elles plaisent car les gens sortent aujourd’hui librement dans la rue. Mais les mesures sociales, elles, ont disparu des programmes. » Au Salvador, tant que les familles ne sont pas directement touchées par ces arrestations en cascade et détentions arbitraires, la présence des militaires reste la bienvenue.

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Les ravages des gangs

Malgré les critiques de défenseurs des droits humains, 92 % des Salvadoriens jugent que l’insécurité a reculé grâce au président Nayib Bukele, selon un sondage pour le quotidien La Prensa Grafica.

Nés dans les rues de Los Angeles, en Californie, les gangs (appelés aussi « maras ») ont investi le pays à la fin de la guerre civile, au début des années 1990, et sont parvenus à contrôler jusqu’à 80 % du territoire salvadorien.

Ces bandes criminelles ont commis, selon les autorités locales, quelque 120 000 meurtres, soit un bilan supérieur aux 75 000 morts des douze années de guerre civile.