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Aux «Dernières Nouvelles d’Alsace», un nouveau suicide et un «climat de découragement»

Mardi 17 janvier, une assistante d’accueil de 41 ans, travaillant pour la locale des Dernières Nouvelles d’Alsace à Haguenau (Bas-Rhin), mettait fin à ses jours à son domicile. En arrêt maladie depuis deux mois après un burn-out, cette employée des DNA depuis ses 17 ans était, selon France Bleu Alsace, décrite comme «consciencieuse et carrée dans son boulot» par ses collègues. Le suicide, le troisième d’un salarié du quotidien en un peu plus de trois ans, a provoqué l’émoi au sein de l’entreprise : le lendemain, les élus du Comité social et économique (CSE) du journal ont déposé une alerte pour danger grave et imminent visant à protéger les personnels d’accueil. «On a estimé que l’ensemble des personnels des accueils, que des femmes par ailleurs, sont en danger de dépression, voire de passage à l’acte», indique ainsi une élue du CSE. La direction des DNA a de son côté réactivé une cellule d’urgence médico-psychologique au sein du journal, deux psychologues du travail se sont rendus à l’agence de Haguenau. Une cellule d’écoute a aussi été mise à la disposition des salariés.

Vendredi 20 janvier, un CSE extraordinaire a été convoqué en présence de la direction du journal, de la médecine et de l’inspection du travail ainsi que de la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). La mise en place d’une délégation d’enquête paritaire (DEP) y a été décidée, composée de membres de la direction et du personnel, épaulés par des représentants de la Carsat. «A travers des entretiens avec des salariés et des membres de la direction, la DEP se donne pour objectif de faire émerger les éventuels facteurs d’origine professionnelle qui ont pu mener notre collègue à accomplir son geste fatal», peut-on lire dans un communiqué intersyndical consulté par Libération. Contacté, le directeur général des Dernières Nouvelles d’Alsace, Laurent Couronne, n’a pas répondu à nos sollicitations.

Dégradation des conditions de travail

En décembre 2019, un électricien de 43 ans travaillant au service de maintenance du journal s’était ainsi donné la mort en sautant depuis le toit des locaux de l’entreprise à Strasbourg. En novembre 2020, c’était un rotativiste de 57 ans qui avait mis fin à ses jours au même endroit. Dans le deuxième cas, l’enquête policière n’avait pas rattaché le geste à ses conditions de travail. Pour l’assistante d’accueil de la locale de Haguenau, cela reste aussi à déterminer – «un suicide est toujours multifactoriel», comme le rappelle un journaliste de la rédaction. Reste qu’une délégation d’enquête paritaire après le premier suicide en 2019 avait conclu à des dysfonctionnements dans le management, sans que la direction du journal ne décide d’un plan d’action. De la même manière, les conclusions d’une expertise sur les risques psychosociaux dans l’entreprise sont restées lettre morte à la rentrée dernière.

L’enchaînement tragique des trois événements marque en tout cas profondément les esprits dans un journal où plusieurs salariés évoquent un «climat de découragement» et une dégradation des conditions de travail depuis plusieurs années. En cause : les transformations imposées par la maison mère, le groupe Ebra dont le propriétaire est le Crédit mutuel. Et notamment depuis la prise en main du groupe par Philippe Carli en 2017 et un plan axé sur le numérique qui a réduit au fur et à mesure les moyens humains et augmenté la charge de travail aux Dernières Nouvelles d’Alsace, mettant de côté les métiers du papier. Dans le groupe Ebra, on parle ainsi désormais plutôt de «producteurs de contenus» que de journalistes. «Après des années à avoir été sous cloche, on a subitement été ébouillantés», dépeint un journaliste qui a requis l’anonymat. Une salariée : «Leur stratégie, décrétée d’en haut, nous dégringole sur la figure. Elle ne tient pas compte du véritable moteur, qui impliquerait d’embarquer tout le monde dans ce renouveau. Quelque chose qui ferait qu’on pourrait continuer d’être fier de nos journaux.»

«Ebra m’a cassé»

Aux DNA, les personnels d’accueil dont faisait partie l’assistante d’agence qui s’est suicidée sont un des exemples de ces oubliés de la transformation numérique. Non remplacées pendant leurs arrêts de travail, ces employées se sont aussi vues retirer des missions de base de leur métier, comme la vente de journaux au numéro, puis ajouter de nouvelles, sans plus savoir exactement ce que recouvrait leur poste. En novembre, la direction des ressources humaines du groupe a finalement déclaré lors d’un CSE que ces agentes d’accueil ne seraient pas remplacées une fois parties à la retraite. «La direction, dans une volonté de bienveillance, a dit qu’il n’y aurait pas de licenciement, sans mesurer que la bienveillance pouvait être à double tranchant, déclare une élue du CSE. On ne peut pas laisser entendre qu’une fonction va disparaître sans accompagner les gens. C’est ce qu’on réclame, une nouvelle fiche de poste, savoir ce qu’on attend désormais d’elles, proposer des reconversions.»

L’an passé, en mars 2022, une grève de 48 heures avait réuni les trois quarts des journalistes de l’Est républicain et du Républicain lorrain, deux autres quotidiens du groupe Ebra. Devant le siège du Républicain lorrain à Woippy, en Moselle, des manifestants brandissaient des pancartes «Ebra m’a cassé» ou «Journalistes, pas producteurs de contenus», comme le rapportait l’AFP à l’époque. Les journalistes dénonçaient là aussi la détérioration de leurs conditions de travail depuis l’arrivée de Philippe Carli à la tête de ce groupe, qui compte neuf titres de presse régionale (le Dauphiné libéré, le Progrès, le Bien public, le Journal de Saône-et-Loire, le Républicain lorrain, l’Est républicain, Vosges Matin, les Dernières Nouvelles d’Alsace et l’Alsace). Le projet de transformation numérique ne devrait pas s’arrêter là : en septembre 2022, la direction d’Ebra a annoncé lancer une «saison 2» pour les quatre années à venir, visant à ce que les neuf titres rapportent «500 millions d’euros de chiffre d’affaires par an», dont 15 % issus «des revenus de diversification ou du digital», comme le racontait récemment une enquête de Blast.