France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Bernard Minier : « Les romans ne répondent pas aux questions, ils en posent »

podcast « Keskili » (1/10). L’auteur de polars Bernard Minier livre ses conseils de lecture et se confie sur son rapport à la littérature.

Martin Servaz est commandant de police. Il est ce qu’on appelle un personnage fétiche. Ancien contrôleur des douanes, le romancier Bernard Minier lui a donné vie en écrivant son premier thriller, Glacé. Paru en 2011, il a reçu le prix du meilleur roman français au Festival du polar de Cognac. Depuis, les enquêtes de Martin Servaz ont fait de Bernard Minier l’un des auteurs les plus lus en France. Et Lucia Guerrero, l’héroïne espagnole de son dernier roman (Lucia, XO, 474 p., 22,90 €), est bien partie pour devenir un autre personnage emblématique de son œuvre.

Marquées par une écriture rythmée et haletante, des héros attachants et une attention donnée aux paysages, les enquêtes de Bernard Minier ont été traduites dans plus d’une vingtaine de langues et séduisent jusqu’aux producteurs de séries télé.

Après une saison 1 enregistrée en 2021, il est l’invité de la saison 2 du podcast « Keskili » du Monde des livres réalisé en partenariat avec le Salon du livre du Mans « Faites Lire ! ». Au micro de la journaliste Judith Chétrit, Bernard Minier se confie sur son goût de la lecture et de la littérature.

Quel est votre premier souvenir de lecture ?

Robinson Crusoé, en CE2 ou CM1, donc vers mes 8 ou 9 ans. Mais ce n’est pas moi qui lisais : c’était une maîtresse remplaçante. En fin d’année scolaire, un mois de juin, il faisait très chaud, le programme était terminé, on était tous un peu assoupis, et cette maîtresse s’est mise à lire ce texte merveilleux avec une voix extraordinaire. En tout cas, c’est le souvenir que j’en ai, mais il faut toujours se méfier de la mémoire des auteurs. Ça a été une sorte d’épiphanie. Je crois que c’est à ce moment-là que je me suis dit : « Cest ça que j’ai envie de faire. »

Vous étiez donc un enfant qui aimait raconter des histoires ?

Ça m’est venu à partir de là. Je me suis dit : « C’est formidable, ce qu’elle fait. » Elle a capté l’attention de tout le monde. On était tous là, émerveillés, à écouter cette histoire et j’avais envie d’être à sa place, finalement. En tant que lecteur, au début, je lisais des romans d’aventures, et surtout les Bob Morane. C’était formidable, ça nous faisait voyager dans le monde entier et dans le temps aussi. Je me souviens de titres comme La Couronne de Golconde, L’Ombre jaune, La Vallée des Brontosaures… Henri Vernes est mort l’an dernier, à 102 ans. Il a écrit plus de 200 titres !

Qu’est-ce que vous aimez tant dans ces livres d’aventures ?

L’évasion, le fait de voyager. Bob Morane était un grand vagabond planétaire, un peu à la manière anglaise, même s’il était belge, et il nous faisait découvrir de nombreux territoires. Evidemment, on les fantasmait. Mais quand on a grandi dans un village de 2000 habitants au pied des Pyrénées, à une époque où il y avait ni Internet, ni réseaux sociaux, et seulement deux chaînes de télévision, cette évasion, c’était déjà quelque chose.

Bob Morane vous a-t-il inspiré, en tant qu’écrivain ?

Ça paraît incroyable, mais les premières histoires que j’ai écrites, c’étaient des Bob Morane. Je prenais les personnages de Bob Morane et Bill Ballantine, son équipier, et j’imaginais mes propres histoires que je passais à mes copains. Je crois que certains gardent encore dans leurs tiroirs de vieilles histoires que j’ai écrites à la main, au stylo. Je ne suis pas sûr que je serais très fier de ce que je lirais si je les retrouvais, mais ce seraient quand même de beaux souvenirs. J’emmenais ces personnages dans des endroits que je ne connaissais pas du tout, partout dans le monde. Aujourd’hui, je fais tout le contraire : avant d’écrire sur un pays, je me rends sur place, j’enquête, je me documente.

Bob Morane incarnait-il le héros parfait à vos yeux ?

Oui, il était un peu le James Bond de l’époque. Il savait tout, il était polytechnicien, c’était un justicier, un redresseur de torts. Un homme d’action qui savait se battre. Il est très différent de mes personnages aujourd’hui, le contraire même, puisque les miens ont des failles, des faiblesses. Et c’est peut-être pour ça que les lectrices et les lecteurs s’attachent à eux, en particulier à Martin Servaz, mon personnage fétiche. Quelque part, ils se reconnaissent en lui.

Avec quelle auteur, ou quelle autrice, aimeriez-vous passer une soirée ?

Avec Anthony Burgess, un immense écrivain britannique oublié aujourd’hui. C’est l’auteur de L’Orange mécanique, du Royaume des Mécréants, des Puissances des ténèbres… Il est pour moi un des plus grands romanciers de la deuxième moitié du XXᵉ siècle. Quelqu’un d’une érudition incroyable, un grand vagabond planétaire, lui aussi. Et puis, il avait un humour assez vinaigré, assez caustique, et un petit sentiment anti-Français, comme beaucoup d’Anglais de sa génération.

L’humour dans l’écriture, c’est ce qui est le plus difficile ?

Oui, c’est très difficile, l’humour ! Trouver un roman qui nous fait rire, c’est d’ailleurs quelque chose d’assez rare. Moi, je suis très sensible à l’humour juif new-yorkais, par exemple. Je peux citer Portnoy et son complexe, de Philip Ross, ou encore Tout est illuminé, cet extraordinaire roman de Jonathan Safran Foer, une espèce de tour de force littéraire. Il a écrit ça quand il avait 21 ans. Il imagine qu’il se rend en Ukraine, au début des années 2000, pour retrouver ses racines, dans un shtetl. Il y a un autre narrateur, qui est son traducteur ukrainien, dont l’anglais est très approximatif. Au début, il dit par exemple que sa mère lui demande : « Arrête de me morfondre. » Cela crée une espèce de poésie complètement décalée, volontaire parce que l’auteur, bien sûr, a tout calculé, mais involontaire de la part de ce narrateur.

Je rebondis sur ce mot, « morfondre » et cette façon de l’employer : est-ce qu’il y a des livres « qui vous morfondent »  ?

Oui, il y en a, dans le genre qui est le mien, quand je sens que l’auteur n’a pas entièrement fait le boulot. Quand il ne sait pas exactement de quoi il parle, ou qu’il ne s’est pas rendu dans le pays qu’il décrit. J’en parle souvent avec des policiers qui relèvent que dans certains romans, l’enquêteur fait un peu n’importe quoi en termes de procédure. Le réalisme est important. Moi, je dis toujours que j’écris des fictions réalistes. Les deux termes sont aussi importants l’un que l’autre. Fiction, parce qu’il faut de l’imagination pour inventer des scènes de crime assez extravagantes, assez tordues. Et réaliste, parce que ça se passe ici et maintenant. On parle de la société dans laquelle on vit, des dangers qui la menacent, des directions qu’elle prend et on doit savoir de quoi on parle.

Il y a de très belles descriptions de paysages dans vos romans, notamment des Pyrénées. Est-ce que certaines lectures vous ont marqué de la même façon, par des ambiances fortes ?

Je pense à un roman d’un extraordinaire auteur de fantastique belge, Jean Ray, peut-être oublié aujourd’hui, mais qui a beaucoup marqué les gens de ma génération. Il est un peu le Lovecraft européen. Dans son chef-d’œuvre, Malpertuis, il imagine une demeure cachée dans une cité hanséatique, qui peut être Gand, Anvers ou Bruges, noyée de brume et de crachin. Dans cette maison vivent les anciens dieux de l’Antiquité qui ont pris forme humaine mais qui, comme ils ont moins de fidèles, sont moins puissants que par le passé. Ils restent néanmoins redoutables. Et il y a cette description, entre autres, de cette demeure, qui est extraordinaire. J’ai relu ce roman récemment, j’ai trouvé que la langue est toujours aussi belle, toujours aussi éclatante. Je peux dire que j’ai rencontré le visage de la peur en littérature par le biais de Lovecraft et de Jean Ray.

Mais puisque vous connaissez tous les mécanismes de la peur, font-ils encore effet sur vous ?

De moins en moins. Par exemple, l’action de mon prochain roman va se passer dans le milieu du cinéma d’horreur. Ça fait des mois que je regarde des films d’horreur. Tous les soirs, vers minuit, je me rends compte que je suis légèrement anesthésié. De temps en temps, il y a des choses un peu flippantes, mais finalement, je ne détourne pas souvent le regard. J’aime les descriptions qui permettent d’être vite immergé dans une atmosphère, dans un décor. Dans mes romans, j’essaie de me brider, de me restreindre, parce que mes lecteurs n’ont pas forcément envie de lire Balzac, néanmoins le choix de quelques détails significatifs est toujours important. Après, on laisse à l’imagination du lecteur le travail de reconstruction. Au fond, la lecture, c’est l’activité la plus participative qui soit. Quand on regarde un film ou une série, on reçoit des images, on reçoit des sons, mais on n’interagit pas. Quand on lit, on est obligé de combler tous les blancs laissés par l’auteur. Finalement, le lecteur coécrit le livre avec l’auteur.

En tant que lecteur, vous arrive-t-il d’imaginer des fins alternatives ?

Oui, ça m’est arrivé, notamment dans le domaine de la science-fiction. J’ai écrit récemment la préface d’Hypérion, de Dan Simmons, pour une réédition chez Robert Laffont (528 p., 25 €). Hypérion, c’est un univers complet. Et dans cette complétude, on a envie d’ajouter des choses, de poursuivre l’histoire, de prolonger le destin des pèlerins qui vont à la rencontre du Gritche… Comme leurs récits sont indépendants les uns des autres, il est tentant d’en ajouter quelques-uns…

Y a-t-il des livres que vous aimeriez relire aujourd’hui ?

Il y en a beaucoup, mais je n’ai pas le temps, comme je n’ai pas le temps de lire tous les livres qui paraissent, parce qu’il en paraît tellement… J’ai une bibliothèque très éclectique, pas composée seulement de romans policiers. J’aime beaucoup la littérature japonaise, alors j’aimerais me replonger dans Tanizaki, Kawabata… J’aimerais beaucoup relire Thomas Bernhard aussi. Je suis tombé dans son œuvre à 20 ans, comme on tomberait en religion. J’ai tout lu à l’époque et je n’ai plus rien depuis. J’aimerais retrouver ces émotions-là.

Puisque vous parlez de littérature étrangère, quel auteur auriez-vous aimé lire dans sa version originale ?

Thomas Bernhard justement, parce qu’il est sans doute un de ceux qui, avec Beckett, sont allés le plus loin dans leurs tentatives d’explorer les limites du langage littéraire. Evidemment, on ne peut que se demander, dans les traductions françaises, si remarquables soient-elles – et elles le sont –, dans quelle mesure on retrouve la logique concaténative de la langue allemande, c’est-à-dire ces agrégats de mots qui font partie de son langage. Quand je lis Thomas Bernhard en français, je sais que je lis Thomas Bernhard, mais je lis aussi autre chose. Et c’est comme une grande frustration.

Un roman métaphysique, c’est un roman qui parle de l’existence ?

Oui, c’est un roman qui parle de thèmes philosophiques. C’est toute une partie de la littérature allemande du XXᵉ siècle. Thomas Bernhard, Günther Grass, Hermann Broch, tous ces romanciers roboratifs… Ça tient au corps de la littérature ! Le Docteur Faustus ou La Montagne magique, de Thomas Mann, il faut quand même se les taper ! Moi, j’adore quand un roman m’emmène loin, en dehors de la fiction, vers des rivages pas forcément attendus.

Est-ce qu’un livre peut vous réconcilier avec l’existence ?

Les bons livres en général me réconcilient avec l’existence. Est-ce qu’il y a quelque chose de plus gratifiant, de plus nourrissant, qui permet autant l’évasion que la lecture ? Je n’en suis pas certain. Un roman ne répond pas aux questions, il pose les questions. Milan Kundera le dit : le romancier est là pour interroger le monde. Mais on laisse les réponses à d’autres, aux politiques, aux philosophes, aux scientifiques...

Avez-vous un livre à nous recommander pour trouver le goût de lire, quel que soit son âge ?

Je dirais Les 1 001 livres qu’il faut avoir lus dans sa vie, c’est chez Flammarion. Une extraordinaire source de lecture. Il y a une page ou deux pages par livre, avec une iconographie magnifique : des couvertures de livres très anciennes, des photos. C’est une sélection très axée sur la littérature américaine et britannique, et le XXᵉ siècle prend énormément de place par rapport au siècle précédent. Néanmoins, c’est une source d’inspiration pour la lecture absolument formidable. J’aime bien les listes. Dans mon prochain roman [parution annoncée au printemps 2023], il y aura d’ailleurs 140 films d’horreur à regarder, sélectionnés par moi, présentés par ordre chronologique, depuis les années 30 jusqu’à nos jours !

« Keskili » est un podcast du Monde, réalisé en partenariat avec le Salon du livre du Mans « Faites Lire ! » et animé par la journaliste Judith Chétrit. Suivi éditorial : Joséfa Lopez. Captation et réalisation : Eyeshot. Identité graphique : Mélina Zerbib, Yves Rospert. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine.

Joséfa Lopez et Judith Chetrit

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

Découvrir les offres multicomptes
  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.