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«Blanchiment de fausses informations» : comment Idriss Aberkane fantasme Wikipédia

Comme CheckNews l’a raconté dans un article récent, l’essayiste Idriss Aberkane et l’entrepreneur Xavier Azalbert ont violemment attaqué le site indépendant Fact & Furious, dénonçant un prétendu réseau de «fact-checkers» à la solde d’un mystérieux commanditaire. La thèse (alambiquée) développée par Aberkane, détaillée notamment sur Sud Radio au micro d’André Bercoff, est celle d’un circuit de fabrication puis de «blanchiment» de fausses informations, destinées à nuire, sur commande, à des personnalités.

De faux «organismes de fact-checking» (dont le site Fact & Furious) se seraient ainsi spécialisés dans la création «de fausses preuves» pour «stigmatiser» certains individus : «Une fois que c’est dans Wikipédia, c’est à vie. C’est écrit de vous, à vie. Et ça, c’est du character assassination, ça, c’est commandé par le pouvoir pour discréditer des gens.» «Ces agences […] sont là pour coller des étiquettes aux gens», affirme-t-il sur Sud Radio. «Disons, je veux qu’André Bercoff, demain, soit étiqueté complotiste, eh bien […] je commande à Fact & Furious. Je dis : “Ce serait bien que tu dises qu’André Bercoff est complotiste.” Ensuite, on a un autre journal plus sérieux, on pense à l’AFP, on pense à l’Express […], ce journal va écrire : “Nous, on a lu dans Fact & Furious qu’André Bercoff était complotiste.” A partir de là, le lendemain, c’est dans Wikipédia. Parfois même, pas besoin de passer par l’Express : ça passe directement par Fact and Furious, et ça arrive dans Wikipédia direct.»

Notons qu’au-delà de sa trame complotiste, cette déclaration seule porte déjà en elle une contradiction : le site Fact & Furious aurait été créé pour produire des informations reprises dans des articles de médias ayant pignon sur rue, lesquels pourraient être cités par Wikipédia. Or, dans le même temps, ainsi qu’Idriss Aberkane l’explique lui-même, Wikipédia autorise la mention directe du site Fact & Furious.

De fait, jusqu’à la fermeture du site fin novembre, il était tout à fait possible de directement citer Fact & Furious dans l’encyclopédie. Mi-octobre 2021, un administrateur du site avait brièvement rendu impossible son utilisation comme source, le soupçonnant être «un faux site d’info». Toutefois, un mois plus tard, un consensus en faveur de ce média s’était dégagé, le sérieux de ses enquêtes ayant été établi par plusieurs médias indépendants. Depuis lors, six articles de Wikipédia – toutes des notices biographiques – citent Fact & Furious comme source : celles des avocats Fabrice Di Vizio et Carlo Alberto Brusa, de l’occultiste Jacques Grimault, du vidéaste Arnaud Thiry, du militant négationniste Vincent Reynouard et d’Idriss Aberkane (d’où l’ire du conférencier).

«Sources secondaires fiables et de qualité»

Pour rappel, l’encyclopédie participative Wikipédia repose sur le fait que chacun puisse modifier les pages, pour peu que les modifications de fond reposent sur des «sources secondaires fiables et de qualité». Une source secondaire consiste dans une analyse, réalisée par des spécialistes, de «sources primaires» (documents, données, déclarations…). La presse nationale est généralement considérée comme une source secondaire fiable et de qualité. Si ses analyses sont contredites ou invalidées par d’autres sources de fiabilité et de qualité analogue, les contributeurs de l’encyclopédie peuvent apporter leurs corrections à l’article.

Contactée par CheckNews, Capucine-Marin Dubroca-Voisin, présidente bénévole de Wikimédia France – l’association qui soutient Wikipédia et les projets voisins –, souligne «qu’il existe également une hiérarchie dans les sources secondaires fiables : on donne par exemple plus de considération aux ouvrages scientifiques, particulièrement des métas analyses, qu’à la presse nationale. On trouve d’ailleurs sur Wikipédia un Observatoire des sources, qui étudie si les sources sont fiables ou pas. Cet observatoire centralise les discussions communautaires qui ont lieu sur Wikipédia et d’autres projets. Sur FranceSoir, par exemple, il y a cinq ou six discussions qui arrivent toutes à la même conclusion : c’est une source qui n’est “plus fiable” à partir de son rachat, et qui dérive comme “complotiste” à partir de 2020. N’importe qui peut recenser les discussions et les mettre sur l’Observatoire des sources. Et, comme toutes les pages de Wikipédia, c’est maintenu de façon communautaire, et s’il y a un désaccord, cela va être débattu».

Pas de traces d’informations fausses de «Fact & Furious»

A en croire Idriss Aberkane, des informations (qu’il dénonce comme étant «fausses») poussées par le site Fact & Furious auraient été reprises sans recul critique ou vérification dans des articles parus dans des journaux ou des agences de presse ayant pignon sur rue, ces articles étant ensuite cités sur Wikipédia. A défaut de nommer les supposées «fausses informations», l’essayiste déclare sur Sud Radio que les articles de Fact & Furious auraient été repris par «au moins une quinzaine d’organismes de presse», et cite en particulier l’Agence France Presse, l’Express, et Heidi News.

Lors d’une interview sur le site FranceSoir, Idriss Aberkane a détaillé : «Une page Wikipédia, c’est ça : ils peuvent ne mettre qu’un passif surestimé, tricher avec des citations croisées, des citations truquées ou tronquées, ou multipliées… Typiquement, on a un média en Suisse qui est certes très controversé et qui a très peu de lecteurs mais qui est cité, étrangement, pas comme FranceSoir qui a beaucoup plus de lecteurs et qui est beaucoup moins controversé […], Heidi News, eh bien ce média a blanchi du Fact & Furious. […] Quand on analyse l’article qu’ils ont essayé d’écrire sur moi, on voit qu’ils citent Fact & Furious, qu’ensuite ils citent une personne qui cite Fact & Furious, Victor Garcia [auteur pour l’Express d’une enquête sur Idriss Aberkane parue début novembre, ndlr], ensuite ils citent une personne qui cite Fact & Furious et Victor Garcia […] et toutes ces personnes-là sont en contact, elles travaillent ensemble, on a les preuves matérielles de leur connivence et de leur communauté d’opinion, elles ne sont donc pas neutres, mais Heidi va les présenter comme des sources différentes, distinctes, et va donc maltraiter ses lecteurs en présentant trois sources comme indépendantes alors qu’en réalité elles ne font qu’un.»

Ces supposées citations multiples (quand bien même elles auraient posé problème) sont largement exagérées.

Sur le site de l’Express, on ne retrouve ainsi en tout et pour tout que deux mentions du site Fact & Furious. N’ayant rien à voir avec Idriss Aberkane. Une fois dans une enquête sur le réseau de praticiens Médoucine, et une seconde fois dans un article sur Natacha Calestremé. Concernant Médoucine, l’Express mentionne le fait qu’une contributrice de Fact & Furious a réussi à créer un faux profil sur la plateforme paramédicale. Cette anecdote (dont rien ne permet de supposer qu’il s’agit d’une «fausse information») n’est pas mentionnée dans la page Wikipédia qui cite l’article de l’Express. Concernant Calestrémé, l’article de l’Express mentionne seulement que «rares sont ceux qui, comme le site Fact & Furious spécialisé dans la “désinfox”, ont osé remettre en question son discours pseudoscientifique ou ses références problématiques». Cette source n’est à ce jour pas citée sur Wikipédia.

Victor Garcia nous confirme «n’avoir jamais cité Fact & Furious» dans aucun de ses articles. «Quant à mon enquête sur Idriss Aberkane dans laquelle j’évoque la suspicion de plagiat de thèse dont Fact & Furious avait parlé avant moi, j’étais en possession des mêmes informations de base, que j’ai fait confirmer en contactant directement le président du comité d’éthique de l’école Polytechnique, Benoît Deveaud, et d’autres sources (dont l’auteur du passage soupçonné de plagiat) : j’avais mes propres informations.»

Le seul article d’information de l’AFP à citer Fact & Furious n’en fait qu’une brève mention. Elle concerne effectivement Idriss Aberkane : «En janvier 2021, [Aberkane] avait aussi publié une vidéo intitulée “18 mensonges sur Didier Raoult”, qui comportait de nombreuses inexactitudes, comme l’a relevé le site de vérification Fact & FuriousCe dernier point n’est pas non plus mentionné dans la notice d’Idriss Aberkane.

Quant au seul article d’Heidi News à citer Fact & Furious, il concerne également Idriss Aberkane et date de mi-novembre. Il est mentionné «[qu’en] mai 2022, le site Fact and Furious relevait que la thèse de 2016 faisait l’objet d’un signalement pour cause de plagiat», d’autres sources indépendantes étant mentionnées sur cette affaire (l’Express et un travail d’analyse collectif sur le site rechekingmedia). Le média suisse s’est d’ailleurs étonné, dans un édito de la violence de ses accusations d’Aberkane à son endroit, et des contre-vérités sur lesquelles elles reposent.

On notera que, sur la page Wikipédia d’Idriss Aberkane, des articles de Fact & Furious servent directement de référence à trois occasions. Pour les deux premières, il s’agit de sujets pour lesquels d’autres services de fact-checking ont mené des investigations indépendantes (et sont, à ce titre, également cités en référence). La première concerne l’affirmation selon laquelle deux malades du Covid filmés par deux médias dans deux villes différentes seraient une seule et même personne (réfuté par CheckNews en janvier). La seconde concerne l’allégation, là encore fausse, selon laquelle un enseignant qui s’est immolé en Italie aurait été suspendu faute de passe sanitaire (réfuté par CheckNews en février). Dans les deux cas, la vérification faite par Fact & Furious ne sert pas de base aux autres articles, qui sont bien des enquêtes indépendantes. Quant à la dernière citation du site sur la notice d’Aberkane, elle concerne une courte vérification, par Fact & Furious, relative à une publicité supposée – selon un tweet de l’essayiste – promouvoir l’usage du Fentanyl dans le métro de New York. L’information mise en avant par Wikipédia, à savoir que l’affichage fait partie d’une campagne de prévention qui utilise des slogans controversés, est corroborée par les médias étasuniens.

Sur la page Wikipédia discutant de la légitimité de Fact & Furious comme source, un contributeur dresse une liste (non exhaustive) de 25 articles de presse mentionnant Fact & Furious. Selon le moteur de recherche interne du site, le seul de ces articles à être repris en source dans Wikipédia concerne l’affaire Fazze (relative à une campagne de désinformation russe sur la vaccination). La mention Fact & Furious y est justifiée car le site avait été le premier à révéler l’origine russe de l’affaire, avant que son enquête ne soit corroborée par d’autres médias.

«Wiki-harcèlement»

Concernant le risque potentiel de sources multiples se citant entre elles suggéré par Aberkane, Capucine-Marin Dubroca-Voisin juge que ce sujet renvoie «à la responsabilité des journalistes», car «les wikipédiens dépendent des sources». «On a refusé parfois des sources, typiquement la presse satirique locale, car l’on n’est pas sûr de leurs mécanismes de vérification. De même, à l’échelle nationale, on se sert très peu du Canard enchaîné, car c’est avant tout un journal satirique et qu’on sait que ses sources sont parfois inégales. On estime que les titres de presse installés (Libération, le Monde…) bénéficient de processus de vérifications qui limitent leurs erreurs et, surtout, on s’attend à ce que leurs erreurs éventuelles soient corrigées par d’autres journaux qui mèneront leurs enquêtes sur des sujets d’intérêt.» Toutefois, concernant la page relative à Idriss Aberkane, rien ne justifie de dénoncer un problème de sources se citant entre elles.

Notons, pour conclure, que dans un entretien sur le site de FranceSoir, Aberkane double sa thèse sur le «blanchiment d’information» d’une seconde sur le «wiki-harcèlement», présenté comme «le summum du harcèlement». «Toutes les choses positives que vous avez faites [ne] seront jamais indiquées [sur Wikipédia].» «Wikipédia prétend à sa communauté mener une comptabilité en partie double, mettre le passif et l’actif, or c’est faux, ils ne le font, et dès qu’ils veulent attaquer quelqu’un ils ne le font jamais, et on voit ensuite des contributeurs de Wikipédia qui sont politisés, qui ne sont pas neutres, qui font partie d’associations […]. Vous verrez une grande bienveillance avec le passif de certaines personnes sur Wikipédia, et un total excès avec le passif de l’autre pour des personnes qui devront être attaquées. Eh bien, c’est ça le blanchiment de fausses informations, et c’est ça bien sûr le wiki-harcèlement.»

En réponse à ces allégations, Capucine-Marin Dubroca-Voisin insiste sur le fait que «chaque page de Wikipédia a vocation d’être neutre, et donc de refléter les différents points de vue sur les travaux d’une personne, ou sur cette personne, pour peu, encore une fois, que des sources secondaires fiables et de qualité en fassent état – car on ne peut pas avoir la neutralité sans ce garde-fou encyclopédique. Les contributeurs recensent aussi bien les sources qui apportent un point de vue favorable que celles qui émettent des critiques, ou que celles qui sont purement descriptives. Mais dans cette encyclopédie, qui se construit sur la base uniquement du bénévolat, il y a certaines pages qui sont plus consultées que d’autres, et ce sont celles sur lesquelles la communauté va porter le plus d’attention. Je pense effectivement que la page d’Idriss Aberkane est très regardée, parce qu’il a une influence considérable dans son milieu. D’autres sont beaucoup moins regardées, mais cela ne signifie pas du tout que la communauté est plus complaisante avec ces autres pages. Il faut aussi noter que tous les articles de Wikipédia ne sont pas au même stade d’avancement, et certains accumulent les références, sans que les choses ne soient encore synthétisées. Mais ça ne veut pas dire qu’il y a un traitement différent selon les personnes : les règles sont les mêmes pour toutes les biographies. S’il y a des personnes qui considèrent qu’une page n’est pas neutre, nous, on les invite évidemment à venir le signaler en page de discussion, car toutes les pages ont vocation à être traitées de la même façon».

Idriss Aberkane remet régulièrement en cause la fiabilité et le sérieux de l’encyclopédie participative, en particulier la qualité des sources qui y sont utilisées. La page qui lui est consacrée, sur Wikipédia, fait état, dès les premières lignes, d’un CV «gonflé», de la diffusion «de thèses complotistes et de fausses informations sur la pandémie de Covid-19», et de doutes sur sa «crédibilité scientifique». Le tout étant donc sourcé dans l’article… et seulement très marginalement par Fact & Furious.