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Brésil : l’Amazonie, joyau sacrifié par Jair Bolsonaro

À Manaus, capitale de l’Amazonie brésilienne, il est le roi. Au marché de la ville, près du port, comme dans les restaurants de la place du théâtre – vestige de l’âge d’or du caoutchouc –, le pirarucu (prononcer « piraroucou » ) est le poisson vedette. Il n’est pas seul sur les étals : en Amazonie, on aime aussi le tambaqui, ou même le piranha, dont on fait des soupes dans les communautés vivant le long du fleuve.

Mais le pirarucu est le champion toutes catégories. Et pour cause : plus gros poisson d’eau douce d’Amérique du Sud, il peut mesurer la taille d’un homme et dépasser allègrement les 100 kg sur la balance. Au marché de Manaus, sa chair blanche est vendue 35 reais (6,7 €) le kilo. Sa peau, réputée pour résister aux petites dents affutées des piranhas, vaut aussi son prix. Une bonne prise, ça peut donc rapporter gros. On peut perdre la tête dans la moiteur amazonienne pour le pirarucu. Et on peut tuer, aussi.

À Manaus, plusieurs hommes sont derrière les barreaux pour un double meurtre commis il y a presque quatre mois. Le 5 juin, l’expert brésilien des peuples autochtones Bruno Pereira et un journaliste britannique qui l’accompagnait, Dom Phillips, disparaissaient dans la région d’Atalaia do Norte, ville de 20 000 habitants située à la frontière du Pérou et de la Colombie. Quelques jours plus tard, leurs corps étaient retrouvés sans vie.

Un double assassinat lié à la pêche illégale

En Amazonie, on peut mourir pour de nombreuses raisons : un accident, l’inattention, un animal de mauvaise humeur. Mais eux ont été assassinés. Très vite, les soupçons se sont portés sur les pêcheurs qui, en toute illégalité, plongent leurs lignes dans les eaux indiennes de la vallée de Javari et pillent leurs richesses.

Dans cette réserve de 85 000 km2, la pêche n’est autorisée que pour la consommation ancestrale des tribus locales (elles sont au nombre de 26, pour quelque 6 000 habitants). « C’est une région où vivent des peuples isolés, qui refusent le contact avec le reste du monde, explique Felipe Milanez, professeur d’écologie politique à l’Université fédérale de Bahia, à Salvador, et proche des deux victimes. Bruno Pereira se battait pour eux, pour que leurs territoires soient respectés. »

L’anthropologue assassiné, âgé de 41 ans, avait longtemps travaillé à Atalaia do Norte pour la Funai, l’administration fédérale en charge de la défense des peuples indigènes et de leurs droits, inscrits dans la Constitution adoptée après la fin de la dictature. C’était l’un des meilleurs connaisseurs brésiliens de ces peuples. «Bruno était à la tête du département en charge des Indiens isolés à la Funai, poursuit Felipe Milanez.Mais il a été écarté par Jair Bolsonaro et remplacé par un pasteur évangélique.»

Éloigné du terrain, réduit à des tâches bureaucratiques, Bruno Pereira avait pris un congé sans solde pour retourner dans la vallée de Javari et travailler pour une organisation indigène. Il formait les habitants de la forêt à la lutte contre la pêche illégale, leur expliquait comment constituer des dossiers pour porter plainte et faire saisir les bateaux de pêche. Un travail devenu indispensable depuis que l’État avait déserté les lieux.

Un abandon délibéré de Jair Bolsonaro

Ce qu’a mis en lumière cette tragédie, c’est l’abandon des peuples d’Amazonie pendant la présidence Bolsonaro : réduction des effectifs, coupes dans les budgets, volonté affichée d’exploiter les ressources des terres indigènes… Jair Bolsonaro a délibérément sapé les efforts de Bruno Pereira, de la Funai – s’occupant notamment d’empêcher les intrusions sur les territoires indiens – et des autres organismes en charge de la défense de l’Amazonie. Pour le président sortant, ancien capitaine de l’armée brésilienne, l’Indien reste, comme au temps de la dictature, un frein au développement, un individu en marge à intégrer, de gré ou de force.

«Les budgets ont commencé à baisser avant Bolsonaro, mais ce n’était pas comparable, relève Victor Salviati, directeur de l’innovation à la Fondation Amazonie durable (FAS), une importante ONG de Manaus. Aujourd’hui, ces peuples de la forêt se retrouvent seuls face aux groupes illégaux, comme les pêcheurs ou les chercheurs d’or, qui pillent et polluent leur environnement. C’est un territoire en guerre, extrêmement dangereux : quand je vais sur place, je porte les couleurs de la FAS, pour bien faire comprendre que je ne suis pas là pour m’occuper des affaires des gens, mais pour faire le travail de notre ONG. »

Car la double mort de juin n’est en rien un cas isolé. En 2019, un employé de la Funai avait déjà été assassiné dans cette région. Sa mort n’avait donné lieu à aucune poursuite. « Un vrai feu vert pour les groupes criminels », déplore Francesc Comelles, coordinateur régional du Conseil indigéniste missionnaire (Cimi), fondé il y a cinquante ans par l’Église catholique brésilienne pour accompagner les revendications des peuples autochtones. Dans son dernier rapport annuel, le Cimi ne peut que constater la hausse de la violence : 355 agressions visant des Indiens en 2021, le plus haut niveau depuis dix ans, dont 176 meurtres.

Le pirarucu, pour blanchir l’argent de la drogue

Si les défenseurs de l’Amazonie parlent de « guerre » en évoquant la double mort du mois de juin, c’est aussi en raison de la présence d’un acteur surarmé : les narcotrafiquants, qui expédient la cocaïne du Pérou et de Colombie vers Manaus via l’Amazone, puis vers le reste du pays, les côtes, l’Europe. Pour eux, le pirarucu est utile… pour blanchir l’argent de la drogue.

«Les gens d’ici n’ont pas les moyens de s’équiper pour cette pêche coûteuse, confie Renata depuis Atalaia do Norte, où elle travaille pour le Cimi. Il faut un bon équipement pour capturer de telles bêtes et les transporter. Il faut aussi un gros congélateur : les lieux de pêche sont à des jours de bateaux de la première ville. Sans oublier l’essence, qui coûte si cher ici… On ne parle pas de pêche artisanale, mais industrielle, qui prélève des tonnes de pirarucu chaque mois dans la réserveindigène. »

C’est là qu’interviennent les narcos. «Ils proposent aux pêcheurs de financer leur équipement, en échange de, disons, 60 % de leur pêche, explique Cicero Pedrosa Neto, journaliste pour l’agence indépendante Amazonia Real. Et le reste de la pêche est racheté à bon prix. » Le poisson traverse ensuite sans encombre la frontière, direction Leticia et ses 50 000 habitants, en Colombie, où on raffole du pirarucu. Des avions assurent aussi le transport vers Bogota. L’odeur du géant de l’Amazone masque celle de l’argent sale.

En votant, dimanche 2 octobre, pour choisir leur président, les Brésiliens auront d’autres préoccupations en tête : l’inflation, le chômage, etc. Il n’est pas certain que beaucoup penseront aux deux hommes décédés en juin à la triple frontière. Pourtant, leur mort – et bien d’autres survenues ces dernières années dans la jungle de l’Amazonie – n’était pas étrangère à des décisions prises à Brasilia, à plus de 3 000 km de là.