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Brésil : le soja flingue l’Amazonie pour engraisser des poulets chinois

Nous poursuivons notre voyage en Amazonie, dans l’État brésilien du Mato Grosso. Épicentre mondial de la production de soja, c’est aussi l’une des régions du pays où l’on déforeste le plus, à grande échelle et sans scrupules. Cet État concentre tous les enjeux écologiques de l’élection présidentielle brésilienne, dont le premier tour se déroulera le dimanche 2 octobre. Si, par malheur, Bolsonaro était réélu, ce serait l’arrêt de mort de l’Amazonie, et un drame pour toute la planète. Heureusement, à ce jour, Lula est favori, mais, comme dans toute élection, rien n’est jamais gagné d’avance.

Si vous allez dans l’État brésilien du Mato ­Grosso, ne vous encombrez pas d’une machette ni d’une trousse à pharmacie antivenin. Il est bien plus utile de télécharger toutes vos musiques et émissions préférées (personnellement, j’ai trouvé qu’une petite cure d’Hondelatte raconte allait bien avec le décor).

Comptez quinze heures de bus, de Cuiabá, la capitale du Mato Grosso, à Alta Floresta, à la frontière nord de l’État, en Amazonie. À gauche comme à droite, toujours le même paysage : platitude et champs à l’infini. On est ravi quand la monotonie est brisée par un panneau publicitaire vantant les mérites d’un tracteur aux allures de fusée ou des derniers granulés pour « engraisser vos bêtes ».

Si vous avez déjà traversé la Beauce, rappelez-vous ces vastes plaines à blé, au sud-ouest de Paris. Eh bien, ici, ce n’est pas sur 100 ou 200 km, c’est sur plus de 1 000 km. Imaginez une Beauce qui irait de Lille à Marseille.

On peut se distraire en regardant la route. À condition ­d’aimer les camions. Parce qu’il n’y a que ça. Et pas des minus : des camions XXL, s’il vous plaît. Quand le bus décide de doubler en se faufilant entre deux de ces monstres, la première fois, on frémit. Ensuite, on s’habitue. Ces cortèges ­d’engins filant au travers de plaines désertes font penser au film Mad Max. Le côté postapocalyptique est même accentué par d’épais nuages de fumée, ici ou là. Si l’on aperçoit un tracteur, on comprend qu’il s’agit d’un épandage de pesticides. S’il y a des flammes, c’est l’un de ces feux allumés pour cramer de malheureux arbres survivants.

Cela donne un peu l’impression d’être sur le front d’une guerre. Et de fait, c’est vraiment une guerre entre deux mondes. D’un côté, l’agro-industrie galopante. De l’autre, très loin, tout au bout de la route, ce qu’il reste de forêt amazonienne. Il est hallucinant de se dire qu’à quelques centaines de kilomètres il y a encore des peuples totalement isolés dans la forêt et qui ne connaissent rien du monde dit « moderne » (un peu plus d’une centaine, selon la dernière estimation de la Fondation nationale de l’Indien – Funai).

Ce front porte un nom : l’« arc de la déforestation ». C’est une ligne courbe qui coupe le Brésil du nord-est au sud-ouest, dans le bas du bassin amazonien. Au ­dessus, ce n’est pas ­encore trop déforesté. En dessous, ça l’est déjà complètement. Chaque année, cette cicatrice écologique gagne toujours plus de terrain. En ce ­moment, je me trouve au cœur de cette corde assassine. Sur un vrai arc, ce serait l’emplacement de la flèche. Pile en direction de la cible.

La destruction de la nature peut prendre différentes formes selon les régions. Auparavant, j’étais en Amazonie colombienne. Là-bas, le saccage est plus morcelé, à coups de machette et de fusil. Pour filer la métaphore militaire, la déforestation serait une guérilla en Colombie, Hiroshima au Mato Grosso.

Ici, on cultive du maïs, du coton et du soja. Mais surtout du soja. Et à quoi il sert, ce soja ? Non pas à nourrir les fans du véganisme. Ni d’ailleurs les autres humains. Martin Delaroche, chercheur associé en géographie politique à l’université de l’Indiana (États-Unis), a enquêté sur la question : « Le soja brésilien est essentiellement destiné à l’alimentation animale, pour le bétail, les volailles et les porcs. La majorité de la production, 70 % en 2021, est exportée vers la Chine. »

En somme, on détruit l’Amazonie pour nourrir des poulets et des cochons chinois. Mais nous, les Français, sommes aussi concernés. Car 60 % du soja importé dans notre pays (toujours pour nourrir les animaux de ferme) provient du Brésil. Quand on mange une entrecôte, un poulet basquaise ou une bavette à l’échalote, on a de grandes chances de contribuer à la déforestation. Tout le monde ne s’en plaint pas. Par exemple, il est frappant de voir Wikipédia définir le Mato Grosso comme « l’un des États les plus évolutifs du pays, aidant le Brésil à se développer ». Tu parles d’un développement ! Wikipédia n’est peut-être pas une référence absolue, mais cette phrase reflète l’état d’esprit de tous ceux – et ils sont majoritaires sur l’arc de déforestation – qui s’enrichissent grâce au soja.

Et pour en arriver là, il a fallu en raser, des arbres. Jusque dans les années 1970, le sud du Mato Grosso était compo­sé de savane – elle a disparu depuis longtemps – et sa moitié nord, qui fait partie de l’écosystème amazonien, essentiellement de forêt : celle-ci résiste encore un peu à la pression des pelleteuses. C’est là que nous allons.

À Alta Floresta, nous sommes en Amazonie. Il y a des animaux pour en témoigner. Comme ces deux aras qui se font la cour au sommet d’un arbre dénudé – bel hommage tropical à Brassens que ces amoureux qui se bécotent sur les bancs ­publics. L’Amazonie se manifeste aussi dans ma chambre ­d’hôtel, par le biais de cafards gros comme le pouce (sans les ailes), et ça, c’est moins charmant. Mais dans ce biotope, les animaux dominants sont de redoutables mammifères prédateurs : les électeurs de Bolsonaro. À Alta Floresta, lors de la présidentielle de 2018, le candidat d’extrême droite est arrivé largement en tête, devant le candidat du Parti des travailleurs, Fernando Haddad (70 % contre 30 %).

La plupart des évangéliques soutiennent Bolsonaro

La ville est à l’image de la majorité de ses habitants : tournée vers l’argent. Dans la grande rue, où prédominent les boutiques de matériel agricole, il y a quand même un objet doté d’une âme : un vieil avion à hélices Douglas DC-3. Une plaque l’érige au rang de « patrimoine historique culturel », pour avoir « apporté des colons, des chercheurs d’or et de la marchandise, de 1980 à 1988 ». À une époque – pourtant pas si lointaine – où il n’y avait pas encore de routes, cet avion était le seul moyen d’accès. Il est donc honoré pour avoir « permis le développement de la région ». Dur choc des cultures. Ce que nous appelons « déforestation », ils le perçoivent comme du « développement ». Nous le déplorons, ils s’en réjouissent.

Parmi ces boutiques dédiées au dieu Déforestation, le seul lieu de convivialité est l’église. Ou plutôt le « temple de l’Assemblée de Dieu ». Église évangélique, cela va de soi. Luxueuses voitures, hommes en costard, dames pomponnées accompagnées de brochettes de gosses aux allures de poupées. Et partout, des vigiles à oreillettes. On sait que la plupart des évangéliques soutiennent Bolsonaro. Il en va de même ici. Le chef de l’Assemblée de Dieu, José Wellington Bezerra, a récemment traité le Parti des travailleurs d’« arc du diable », et cette Église a publié une brochure fustigeant Lula, à qui on reproche d’être un « défenseur du féminisme », lequel est « l’un des plus grands pièges du monde contemporain […] finançant des choses sordides comme : la pédo­philie, la zoophilie, le sexe indiscipliné, l’homosexualité et ­diverses autres perversités ». On soutient aussi l’extrême droite, au nom du fric, grâce à la « théologie de la prospérité », en vertu de laquelle s’enrichir est un signe de bonne santé spirituelle (et enrichir les pasteurs, encore plus).

Quand, avec mon traducteur, Victor, nous ­entrons dans ce fief de tolérance avec nos chaussures boueuses, nous avons un peu l’impression de débarquer en slip dans un mariage où nous n’aurions pas été invités. Évidemment, les vigiles ne nous quittent pas des yeux. Il faut dire qu’au Brésil le commandement « Tuez-vous les uns les autres » est assez bien respecté. Un sympathisant de Lula a récemment succombé à une attaque à la hache perpétrée par un bolsonariste, et Bolsonaro lui-même, durant sa campagne électorale, a été agressé au couteau dans la rue. Quand on parvient à s’appro­cher du pasteur pour savoir ce qu’il pense de l’Amazonie, il nous répond aimablement qu’« il faut défendre la nature, car c’est l’œuvre de Dieu ». Mais à voir la façon dont il salue les fidèles, à la manière d’un candidat aux élections municipales, on comprend que sa vision biblique de l’écologie l’amène à s’intéresser bien plus aux marchands de soja qu’aux aras.

Le Brésil n’a pas l’extrême droite honteuse. Les partisans de Bolsonaro sont totalement décomplexés. On en aura la confirmation lors d’une balade. Nous voilà près d’un fleuve. Quelques chercheurs d’or en haillons sur un bateau déglingué. Un bac qui mène des camions chargés de troncs d’arbres fraîchement abattus d’une rive à l’autre. Mais à quelques centaines de mètres, on distingue un pont en construction : aujourd’hui, c’est un camion toutes les quinze minutes ; bientôt, ce sera un trafic ininterrompu au service des déboiseurs. Soudain, sept ou huit hommes débarquent d’un petit ­bateau à moteur. Ils sont blancs de peau, bien vêtus, joyeux. De toute évidence, ils ne sont pas là pour bosser : « On habite à Sao Paulo, on est venus ici pour faire du tourisme, et surtout pour pêcher. On n’a pas trouvé de poissons, mais ce n’est pas grave. » Les anacondas et les aras, ils n’en ont rien à branler. Ils ne sont pas venus pour admirer la biodiversité (dont il faut rappeler que l’Amazonie détient le premier rang mondial). Sans surprise, ce qu’ils admirent, c’est plutôt Bolsonaro : « On ne peut pas arrêter le progrès. Le progrès est plus important que l’environnement. »

Pour eux, la forêt doit être rentable : en exploiter le maximum pour s’enrichir, en garder un peu pour se distraire. C’est alors que je remarque un panneau sur la bicoque des chercheurs d’or : il propose, tenez-vous bien, des sorties en Jet-Ski. Oui, du Jet-Ski en Amazonie ! Je me dis que si on laissait faire les bolsonaristes, d’ici à quelques décennies, ils ne garderaient qu’un bout de forêt pour en faire un parc d’attractions. Avec, peut-être, quelques indigènes en pagne pour amuser les enfants.

Heureusement, tout le monde ne rêve pas de ce monde-là. Même dans ce fief bolsonariste, il y a des partisans de Lula. J’en trouve dans un village nommé Novo Mundo. Je ne sais pas si ce « nouveau monde » porte bien son nom. En tout cas, ici, pas de voitures luxueuses. Des vaches, des chevaux et un restau au menu unique : riz, bidoche coriace comme une babouche et banane plantain. Parmi la poignée de cow-boys attablés, je sympathise avec Marinaldo. Casquette de concessionnaire agricole sur le crâne, ce retraité était prof à l’école du village : « Dans le village, la plupart des habitants sont pour Lula. Ils comprennent l’impact des activités humaines sur la nature. Le problème, c’est qu’ils ont aussi besoin de vivre. » Il est touchant de voir ces modestes paysans se préoccuper de leur impact sur l’environnement, alors qu’il est infiniment plus faible que celui de l’agro-­industrie. Marinaldo mise tout sur Lula : « La solution serait de nous donner plus de moyens financiers. Comme ça, on pourrait s’en servir pour protéger la nature, plutôt qu’être obligés de la détruire pour se nourrir. »

À Novo Mundo, on préfère donc les anacondas et les aras au soja. Le soja ne sert à rien d’autre qu’à engraisser des animaux dont la consommation peut nuire à la santé, et des crétins homophobes et toxiques pour la société. Les anacondas contribuent à la beauté du monde, le soja concentre toute sa laideur. Il n’est pas inutile de méditer là-dessus quand vous mangerez un steak. •