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Bruno Blanckeman : « Annie Ernaux, les écritures du social et de l’intime »

La Croix : Comment accueillez-vous l’annonce de ce prix Nobel ?

Bruno Blanckeman : C’est à la fois un sentiment de grand bonheur et aussi le constat d’un juste choix. Qui était attendu de longue date et qui, en même temps, rend justice à une œuvre qui unifie le plan des réalités vécues, qu’elles soient matérielles, amoureuses, familiales, sociales…

Quels sont les atouts et beautés de cette œuvre singulière ?

B. B. : Il y a chez Annie Ernaux un génie de la reconstitution et de l’analyse des données culturelles élémentaires d’une époque, d’une vie sociale et d’une société. C’est vraiment un premier axe de son travail d’écrivaine que de restituer ce qui se joue sur le plan des relations humaines et culturelles, de la vie quotidienne, dans des lieux partagés comme le métro, l’hypermarché, les rues, à Paris ou dans d’autres villes.

Le second axe, à l’équilibre avec le premier, est une insistance très forte sur la représentation de l’intime : qu’est-ce que la relation amoureuse ? Qu’est-ce qu’on appelle la sexualité ? Comment la représenter en littérature d’une manière à la fois fidèle et analytique ? Etc.

Comment s’unifient ces deux plans de son écriture ?

B. B. : C’est dans son existence même, en la racontant, qu’Annie Ernaux fait le lien entre le plan culturel, social et collectif, et le plan intime. Par exemple, en évoquant l’évolution de la famille à l’ancienne, traditionnelle, qu’elle a connue enfant, vers une autre forme de structure familiale dans la seconde moitié du XXe siècle. S’expriment dans son œuvre la joie d’aimer, le sentiment de détresse, d’abandon… Toutes ces réalités convergent dans ses écritures.

Vous parlez d’écritures au pluriel…

B.B. : Annie Ernaux est une écrivaine majeure parce qu’elle propose des formes plurielles. L’écriture de La Place, tout en sobriété descriptive et analytique, n’a pas grand-chose à voir avec celle des Années, qui est une écriture du flux, qui restitue le cours du temps dans sa violence, dans sa jouissance.

Par ailleurs, ce qui fait la force des livres d’Annie Ernaux est son refus de toute forme d’obscurité : elle travaille la langue, c’est-à-dire notre patrimoine commun, sans afféterie, loin d’un style qui serait excluant pour certains lecteurs.

Cette attention à l’exclusion et à l’assignation sociologique est aussi au cœur de ses thématiques…

B. B. : Oui, et jusqu’à son intérêt pour les lieux communs, au sens propre : supermarchés, rues, villes, quartiers, et certaines campagnes, comme la Normandie, dont elle parle dans ses premiers textes. Elle interroge l’homme et la femme de ses époques successives, mais sans les dissocier de ce qui fait sens en eux et autour d’eux.

Annie Ernaux ne s’enferme jamais dans une reconstitution socioculturelle des cadres de vie actuels, de même qu’elle ne s’enferme jamais dans une reconstitution purement psychologique des états d’âme, des humeurs. Ce qui fait d’elle un grand écrivain est son génie pour trouver les formes qui conviennent à l’expression de réalités culturelles et intimes en cours, en transformation. C’est pour ça, je crois, qu’elle touche tous les publics, c’est le propre d’un écrivain majeur.

Peut-on dire d’elle qu’elle est féministe ?

B. B. : Le féminisme d’Annie Ernaux n’est pas vindicatif ou revendicatif, mais, ouvert aux questions sociales et sociétales. Elle a exprimé un certain nombre de caractéristiques des vies de femmes, de France ou d’ailleurs, croisées au supermarché, dans le RER, ou de sa famille, comme sa mère.

Elle a une acuité et une empathie par rapport à ces destins féminins, dans une approche politique de la société actuelle et passée. Et il faut retenir sa réactivité face à tout ce qui concerne le destin et la lutte des femmes, avec une radicalité et un activisme assumés dans ses prises de position publiques (manifestations, pétitions…)

Annie Ernaux est-elle un écrivain de la mémoire et du temps ?

B. B. : Elle est un grand écrivain de la mémoire active, en situation, comme Proust ou Claude Simon ont pu l’être, et non au sens où Simone de Beauvoir qui était davantage une mémorialiste. Le fait même qu’elle consigne dans ses journaux des expériences de la vie de tous les jours fait qu’elle acte « pour mémoire » les destins communs des êtres.