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C'est quoi, être vieux?

Temps de lecture: 7 min

Posons cela une bonne fois: on est tous le vieux ou la vieille de quelqu'un. Une fois arrivé à l'âge adulte, pendant deux décennies, à la truelle, on reste du bon côté: celui des jeunes. Certes, il existe des moins âgés que soi, mais ils ne sont pas si loin de nous. Physiquement, tout est encore possible: on peut courir, aider les potes à déménager au sixième sans ascenseur, faire des bébés, avoir des cheveux, ne pas avoir l'air délabré après une nuit de bringue, faire un tas de projets, bref, vivre et avoir la sensation que tout sera toujours comme ça.

Et puis un beau jour, on passe devant un miroir et on remarque que les marques de fatigue ne partent plus, même à la fin des vacances, même après une longue nuit de sommeil. On se prend à trouver notable d'avoir fait l'amour deux fois dans la même nuit –et jusqu'au bout, hein. On a mal à des endroits bizarres. Et surtout, on trouve que nos potes, nos frères, nos sœurs et nos collègues ont pris un sacré coup de vieux. Quant à nos parents, il arrive qu'ils soient carrément morts.

Horreur. Le doute point. Est-ce en train de nous arriver? On ne se sent pourtant pas trop mal; on est encore actif, on sort, on a des projets, on séduit encore, on se reproduit parfois, on a des gamins en bas âge. On continue de courir, d'aider les potes à déménager (mais quelle tannée, et qu'ils sont lourds ces cartons). On va encore dans les bars, au concert; on abat parfois des tonnes et des tonnes de travail, mais qu'est-ce qui a changé?

On le sait, mais on n'arrive à pas se l'avouer: ça n'arrive finalement pas qu'aux autre. On vieillit.

Mais est-ce qu'on est vieux?

Deux définitions

Première définition du mot «vieux» par le Grand Robert: «qui a vécu longtemps; qui est dans la vieillesse ou qui paraît l'être».

Qui a vécu longtemps.

Ou qui paraît l'être.

Nous voilà bien.

Force est de constater que sur ce coup-là, Robert se défile carrément. Qui a vécu longtemps? Personnellement, à bientôt 50 ans, je trouve que j'ai vécu longtemps. Ma mère, à 75, ne se trouve pas particulièrement vieille. Pour mes enfants d'une vingtaine d'années, tant leur mère que leur grand-mère sont des momies qui tentent d'oublier la pendule d'argent qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non et puis qui les attend.

Ou qui paraît l'être? Le «vieux» se repérerait à son apparence? On comprend la logique, mais alors une dame de 70 ans qui ferait beaucoup d'opérations esthétiques de façon à effacer totalement les signes de vieillissement cesserait d'être vieille?

«Les vieux», c'est d'abord la génération d'avant, celle qui nous a donné le jour, comme l'a chanté Daniel Guichard dans un texte aussi larmoyant que poétique (c'est une vieille chanson). Mais c'est aussi tout ce qui est usé et fatigué (référence de vieux à la concurrence Jospin-Chirac de 2002), tout ce qui est has been, hors course, tout ce qui se rapproche dangereusement de la mort.

Pour le Larousse, un vieux est «dans la dernière période de sa vie.» Encore une définition d'un flou étudié: on est toujours dans la dernière période de sa vie, puisque «chaque pas dans la vie est un pas vers la mort», comme le disait l'optimiste Casimir Lavigne.

En réalité, le mot «vieux» n'a rien de péjoratif au départ: ce n'est jamais qu'un constat. C'est simplement le contraire de jeune, et là les deux dicos sont d'accord. Dans notre société occidentale, on arrête d'être jeune autour de la quarantaine (sauf bien sûr pour mon amie Marie-Louise, qui trouve que 40 ans, c'est encore le début de la vie et l'aube de tous les possibles. Elle en a 95).

Rien d'étonnant que le mot fasse peur

Pour les femmes, on peut tenter de situer la fin de jeunesse au moment où l'horloge biologique s'inverse. Pour les hommes, c'est moins facile à évaluer. J'ai réalisé un micro-trottoir à la mode 2023, c'est-à-dire sur Twitter. La question était: à quel moment devient-on vieux?

Pour les hommes: Quand la prostate se met à grossir. Quand on ne vous emploie plus. Quand on ne vous regarde plus. Quand les potes commencent à mourir. Quand on commence à ne plus pouvoir faire le sport qu'on faisait avant. Quand on repère un sourcil blanc, et que c'est une blessure d'amour-propre.

Pour les femmes: quand le regard des autres change. Quand le désir des hommes se fait rare. Quand on réalise que les gens avec qui on travaille pourraient être nos enfants. Quand on nous appelle «madame». Quand la ménopause arrive. Dans les deux cas, le sentiment non-dit qui sous-tend tous les témoignages, c'est que la vieillesse est une forme d'humiliation ou de blessure. (Comment ne pas penser au magnifique poème de Baudelaire qui rendit hommage aux vieilles dont il se sentait si proche:

Honteuses d'exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs;
Et nul ne vous salue, étranges destinées!
Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!

Oui, c'est dur, mais c'est beau.)

Rien d'étonnant alors que le mot fasse peur. Et qu'il soit même utilisé pour accroître la charge sémantique d'une insulte. Être con, ce n'est pas terrible, mais être un vieux con c'est encore pire. Se faire traiter de vieille peau, c'est franchement déprimant. On peut pourtant arguer que la vieillesse, c'est aussi l'expérience, parfois la sérénité après la fougue désordonnée de la jeunesse, qu'il n'y a peut-être pas que des inconvénients à être vieux (à part celui de ne pas être mort, je n'en ai pas trouvé; si vous en avez, merci d'écrire à la rédaction qui fera suivre).

Dans le monde professionnel, ne plus être jeune peut être ressenti comme un drame et avoir des conséquences très concrètes. Si l'on en croit une étude menée en 2022 par l'association À compétences égales en collaboration avec Ipsos (auprès de 500 personnes de plus de 40 ans et de 500 recruteurs), c'est à partir de 52,7 ans que l'on change de catégorie selon les actifs et chômeurs interrogés, et 49,6 du point de vue des recruteurs. Notez qu'à partir de cet âge-là, on n'est pas pour autant un vieux. On est un senior.

Mieux vaut être senior que vieux ou pire, boomer

La peur de la mort, de la décrépitude, de la maladie, de l'invisibilisation, bref, le cortège de saloperies qui accompagnent l'entrée dans la «deuxième partie de la vie» nous fait tellement horreur, collectivement, que nous n'arrivons plus à prononcer le mot «vieux» et l'avons remplacé par l'anglicisme «senior» (qui signifie à la base, tenez-vous bien: «plus âgé»). Réflexe assez logique dans une société qui a tendance à décider qu'il suffit d'agir sur les mots pour cacher, voire changer la réalité. Il est considéré comme moins blessant, moins vexant d'être un senior qu'un vieux (même si ce n'est certes pas une sinécure).

«Senior» sous-entend qu'on a de l'expérience, qu'on est encore bon à quelque chose. C'est une nouvelle étape de la vie, un moment factice créé de toutes pièces par une société qui éprouve le besoin de déguiser un moment désagréable pour que la pilule soit moins dure à avaler. Une fois à la retraite, le senior n'a plus qu'à attendre de devenir une «personne âgée» ou un «ancien», autre euphémisme poli, et pourra, si la chance sémantique est avec lui, mourir centenaire sans avoir jamais été vieux.

Pas de «vieux boomer», ni de «sale boomer» ou de «stupide boomer». C'est une insulte superlative.

«Être vieux, c'est dans la tête», entend-on souvent. Être vieux, ce serait donc aussi un comportement, un état d'esprit. Plus conservateur, plus plan-plan. Pour ça aussi, on a un nouveau mot: boomer. À l'origine, en français, le mot complet était «baby-boomer» et il désignait la génération des enfants nés après la Seconde Guerre mondiale. Cette période fut marquée par une grosse explosion de natalité; les baby-boomers sont ceux qui ont profité des Trente Glorieuses (après avoir subi le rationnement dans la petite enfance quand même). Aujourd'hui, ils ont entre 70 et 80 ans, ils sont à la retraite, et ce sont leurs enfants à eux qui sont désormais surnommés les «boomers».

Ce vocable est utilisé par la génération suivante, née entre 1990 et 2005, grosso modo, et qui estime que celle de leurs parents non seulement porte toute la responsabilité des catastrophes sociales et écologiques en cours, mais en plus ne comprend rien aux revendications et aux évolutions de leur jeunesse. C'est un mot extrêmement péjoratif, et qui se suffit à lui-même: pas de «vieux boomer», ni de «sale boomer» ou de «stupide boomer». C'est une insulte superlative. Le boomer ne se définit que par son âge, il est vieux par essence et son défaut principal est de ne pas être jeune. Pour lui rabattre son caquet dans une discussion, il suffit d'opposer à ses arguments de réac un méprisant «OK boomer», et tout est dit.

Vaut-il mieux être traité de vieux ou de boomer? La question reste ouverte. Quoi qu'il en soit, le mot «vieux» a cela de particulier qu'il semble porter, intrinsèquement, une véritable malédiction. Malgré la neutralité de la définition première du mot, il est trop lourd de sens pour être supportable. Pourtant, comme tous les mots, il n'a que le sens qu'on lui donne. Plus nous vivons dans un monde où il est possible de vieillir, plus le concept devient insurmontable et plus nous combattons le signifiant, faute de pouvoir vaincre le signifié qui incarne l'effarante image de notre mortalité.

Dans Le Portrait de Dorian Gray, roman d'Oscar Wilde, le héros trouve le moyen de ne pas subir les outrages du temps et de rester éternellement jeune: il vend son âme et cache jalousement son portrait qui vieillit à sa place. Nous, c'est le dictionnaire que nous tentons de mettre sous clé, en espérant qu'il ne nous rattrapera pas. Hélas, l'issue sera la même.