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Cannibales et maladies tropicales: la malédiction de la colonie de Port-Breton

Temps de lecture: 5 min

Baie de Lambom (Papouasie-Nouvelle-Guinée)

Le capitaine Craig glisse quelques mots aux deux responsables de l'expédition humanitaire, tous deux d'origine bretonne. «Vous retournez sur vos terres», s'amuse-t-il. Face à l'incompréhension de son auditoire, le sexagénaire australien raconte qu'un siècle et demi plus tôt, des centaines de colons s'embourbèrent ici même, à l'extrême sud-est de l'île de la Nouvelle-Irlande, poussés par les promesses d'un Breton affabulateur.

L'histoire, peu connue en France, est un feuilleton en Australie. Craig l'a même apprise à l'école. En France, on préfère la passer sous silence. Il s'agit en réalité de l'une des plus grandes escroqueries coloniales de l'histoire, selon certains historiens.

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À la fin du XIXe siècle, un marquis quimpérois du nom de Charles de Rays fait miroiter le rêve d'une terre riche et fertile en Nouvelle-Guinée. À cette époque, toutes les ambitions coloniales sont tournées vers l'océan Pacifique, le dernier espace libre et méconnu de la planète. Près de 600 colons s'élanceront vers cette terre promise.

Un léger manque d'informations

C'est la partie orientale de l'île de la Nouvelle-Guinée, avec ses nombreux archipels inoccupés, qui attire le marquis breton. Sans n'y avoir jamais effectué le moindre voyage de reconnaissance et en se basant uniquement sur d'imprécis comptes-rendus d'explorateurs, il fonde la «Nouvelle-France». Le territoire couvre l'actuelle Nouvelle-Irlande, mais aussi les îles Salomon, l'île de la Nouvelle-Bretagne et la partie orientale de l'île de la Nouvelle-Guinée.

En cherchant l'endroit de sa future capitale dans les récits de voyage du Britannique Carteret (1733-1796), Charles de Rays découvre The Irish Cove ou «L'anse aux Irlandais». La baie est décrite comme «un paradis peuplé d'oiseaux, de poissons et d'indigènes en bonne santé. Le sol y est fécond et la végétation luxuriante.» Charles de Rays s'enthousiasme. La baie est située au sud-est de la Nouvelle-Irlande, une île de la taille de la Corse riche en ressources.

L'aristocrate breton tombe ensuite sur les brèves descriptions de l'explorateur français Duperrey et du savant Lesson, qui abordent à leur tour l'Irish Cove en août 1823. Les deux Français y ont séjourné neuf jours et décrit «un lieu idéal pour les navires». Sans plus de détails, le noble quimpérois décide que l'Irish Cove sera la future capitale de la Nouvelle-France et portera le nom de «Port-Breton».

Le rivage de la baie de Port-Breton, aujourd'hui baie de Lambom, sur l'île de la Nouvelle-Irlande, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en octobre 2022. | Théodore de Kerros

Aucun de ces éminents explorateurs n'avait abordé le régime des pluies de neuf mois à Port-Breton. Ni même la terre infertile et le relief escarpé, couvert d'une végétation trop dense pour l'installation d'une colonie. Pas un mot non plus sur l'effet cuvette de la baie. Les hauts sommets de la Nouvelle-Irlande et l'île de Lambom privent l'anse du bienfait des alizés.

Le marquis de Rays fonde malgré tout tous ses espoirs sur les observations fantasmées de Duperrey et de Carteret. Pourtant, l'explorateur français Bougainville (1729-1811) offrait une description bien différente du lieu. Il a découvert l'Irish Cove quelques années après Carteret lors de son tour du monde et relaté plus sobrement: «Il y pleut abondamment. Dans cette région montagneuse, le sol est très léger et couvert de roches.» Un passage que le marquis quimpérois a sûrement préféré ignorer.

«Colonie libre de Port-Breton, fortune rapide et assurée»

Le 26 juillet 1877, avant même d'en recevoir l'autorisation, le marquis de Rays met en vente les terres de la «Nouvelle-France» dans les annonces du Petit Journal et de La Petite République sous ces termes: «Colonie libre de port-Breton. Terre à 5 francs l'hectare, fortune rapide et assurée. Pour tout renseignement, s'adresser à M. du Breil de Rays, consul de Bolivie, Château de Quimerc'h en Bannalec, Finistère.»

Le succès est immédiat, malgré le manque d'information sur la Nouvelle-France. Fort d'une renommée d'aventurier bâtie par ses voyages en Afrique, en Indochine ou encore en Bolivie, le marquis de Rays parvient à lever plus de 9 millions de francs. En seulement quatre ans, de 1878 à 1882, le Finistérien affrète quatre navires chargés de colons français, mais aussi d'Espagnols, d'Italiens et de Portugais, en direction de la Nouvelle-France.

La réussite que connaît le Marquis breton prend racine dans le contexte que traverse la France au début de la IIIe République. Le pays est plus que jamais divisé entre le camp républicain et le camp légitimiste, sur fond de sécularisation. Charles de Rays, lui, ne cache pas son attachement à la religion catholique. La Nouvelle-France est alors perçue comme une terre d'espoir, libre et chrétienne, face à une France en perte de repères. De nombreux souscripteurs financent la colonie dans l'unique but de marquer leur opposition au régime républicain. Par ailleurs, les entreprises coloniales font figure d'investissements fiables dans la période instable des années 1870.

Trou maudit

Aucun d'eux n'imagine donc que Port-Breton se situe en réalité sur la pointe sud-est et inhospitalière de l'île de la Nouvelle-Irlande, peuplée de Papous anthropophages. Loin des promesses du marquis de Rays, les colons sont décimés par les maladies tropicales ou dévorés par les cannibales.

Le docteur Beaudoin, médecin de la quatrième expédition vers Port-Breton en 1882, décrit un «nid à fièvre». «Jamais, écrit-il, brises et alizés ne touchaient Port-Breton. Une buée chaude et humide croupissait en ces lieux. Les eaux douces et marines se mêlaient, stagnaient et formaient un dangereux foyer fébrigène. La température n'était jamais supérieure à 30°C, jamais inférieure à 26°C. Les orages éclataient fréquemment et les températures entre le jour et la nuit ne variaient que d'1°C. Cette température immobile développait l'atonie des organes, la ventilation presque nulle rendait toute hygiène inutile, en laissant tout principe infectieux s'accumuler à la surface du sol. Huit mois de pluie condamnaient l'homme à l'inaction.»

Le bateau humanitaire est maintenant à l'ancre dans la baie de Lambom [le nom actuel de la baie de Port-Breton, ndlr]. Craig tend le bras vers le rivage d'une petite île voisine en face de la Nouvelle-Irlande. «C'est Lambom! Là-bas, il y a un cimetière français.» Les regards curieux de l'équipage s'écrasent sur le relief escarpé couvert par une jungle impénétrable.

Des centaines de colons européens venus trouver fortune, bonheur et liberté moururent ici, poussés par les fables d'un marquis négligent. Un petit nombre de colons parvinrent à s'enfuir vers l'Australie, puis vers la France où ils dévoilèrent l'escroquerie du noble quimpérois. Charles de Rays fut condamné à quatre ans de prison et 5.000 francs d'amende pour escroquerie organisée par le tribunal de la Seine en 1884. Après avoir purgé sa peine, il termina ses jours en Bretagne, ruiné et déshonoré.

Il ne reste de la colonie de Port-Breton que quelques baraquements nichés à l'orée de la jungle. | Théodore de Kerros

Le décor paradisiaque de la baie cache un enfer verdoyant où la maladie rôde toujours. Les Papous d'aujourd'hui ont arrêté leur pratique anthropophage et souffrent des maladies importées d'Occident: diphtérie, coqueluche, rougeole... Le petit village de Lambom, peuplé de quelques centaines d'autochtones, a remplacé la colonie «libre» de Port-Breton.

Mais la vie sur ce bout de terre demeure extrêmement inhospitalière, même pour ces êtres humains aguerris. Terre ingrate, paludisme, un cas de rougeole est même suspecté chez un enfant. Ici, un enfant sur trois n'est pas immunisé contre cette maladie qui menace de se répandre.

La situation dans le village est particulièrement critique depuis la pandémie de Covid-19. Sur la plage de corail, un habitant regarde avec curiosité la petite annexe de l'équipe humanitaire s'approcher de son village. L'infirmière de Lambom n'a pas reçu de visite médicale depuis bientôt deux ans. Toutes les liaisons maritimes et aériennes ont été coupées pendant le confinement sévère imposé par le gouvernement papou.

​​Hasard ou destinée, comme pour mettre fin à la malédiction bretonne, ces Bretons du XXIe siècle débarquent sur la plage de Port-Breton les bras chargés de vaccins, comme pour réparer une erreur du passé.