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Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

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« Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, aujourd’hui ? » La question, enrobée d’un sourire enjôleur, n’émane pas d’un serveur de café, mais de la vendeuse d’une boutique Lego qui époussette au plumeau les vitrines des célèbres briques multicolores. Elle est posée comme s’il s’agissait d’un produit de consommation quotidien, aussi banal qu’une baguette de pain ou un croissant.

Ce magasin d’un jaune éclatant partage avec 163 boutiques et 24 restaurants la galerie de Westfield Rosny 2, centre commercial régional campé à l’est de Paris qui abrite aussi, sur trois étages, un monumental hypermarché Carrefour. Une extension doit lui permettre d’atteindre 150 000 mètres carrés de surface commerciale, et de devenir le deuxième centre commercial de France après celui de Lyon-Part-Dieu. Un projet pour le moment suspendu à la suite du recours déposé par deux associations de protection de l’environnement, qui interrogent : « Est-ce vraiment un projet approprié dans ce contexte de crise écologique ? »

Le cas de Rosny 2, qui pourrait s’illustrer dans d’autres villes françaises, est emblématique de questionnements actuels sur l’impact de nos modes de consommation sur l’environnement. Veut-on plus de commerces, de quels types, avec quels choix d’aménagement ? Un sujet qui, sous des allures superficielles, se révèle éminemment politique. Mais comment mobiliser face au puissant plaisir de consommer ?

Un monde d’abondance, à votre service

Dehors, les bâtiments vieillots de Rosny 2, cernés de parkings, ne détonnent pas dans un paysage saturé d’autoroutes, de ronds-points, de voies ferrées et de barres d’immeubles. Dedans, les vastes allées de la galerie commerciale font presque l’effet d’un agréable refuge où l’on ne manquera de rien. Le vieux centre commercial abrite une offre emblématique des évolutions du secteur. On y trouve de tout, pour toutes les bourses, pour tous les goûts. Du vêtement chic, comme Maje, et des petits prix, type Kiabi. De la high-tech et des bijoux. À boire et à manger. On peut tout autant se sustenter et s’alléger, avec un Burger King installé en face du Fitness Park qu’il embaume de ses odeurs de fast-food.

L’abondance s’illustre autant dans les rayons que dans l’offre de restauration, qui se décline en multiples saveurs, avec presque partout la possibilité de composer sa propre recette. Les ingrédients sous les yeux, au client d’inventer son en-cas au comptoir du Poke Truck ou de la Yogurt Factory. Ces offres de personnalisation donnent naissance à une infinité de produits calibrés sur mesure, donc susceptibles de séduire le passant le plus exigeant. Lego invite à construire sa « propre figurine » avec des milliers de pièces au choix, la « parfumothèque » de la boutique Adopt propose de créer un parfum selon son humeur…

Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

De l’espace, de la lumière, des assises… la galerie commerciale offre un espace confortable au milieu d’un paysage ultra-bétonné. / Corentin Fohlen pour « La Croix L’Hebdo »

Bref, si les marques que l’on croise ici sont les mêmes que partout, le centre commercial entend proposer une offre plus originale. En matière de shopping, mais pas seulement. Westfield Rosny 2 s’affiche ainsi comme « un monde de services » avec, à la manière d’un grand hôtel, une réception et des employés en élégant uniforme. Dans les allées surmontées de verrières, on peut se faire prêter un parapluie ou une poussette, déposer une veste au pressing, réaliser un test d’audition ou un détartrage dentaire, et même laisser ses enfants à la garderie pour chiner tranquillement.

Sylvie, lèvres fuchsia et cinquantaine pimpante, vient à Rosny 2 « environ deux fois par semaine ». « Pas juste pour glaner, précise-t-elle. J’ai toujours des démarches à faire : la pharmacie, la Poste, la boutique SFR… » Le cinéma UGC (« J’ai la carte ») et la salle de sport, aussi, où elle transpire depuis quinze ans « avec des copines. Après le cours, on refait le monde ! » Plein de raisons de passer par ici, en somme, et qui ne concernent pas le shopping. Mais quand même… Entre deux « démarches », cette infirmière s’offre parfois une « fringue », d’autant que ses cartes de fidélité lui permettent de « cagnotter », et qu’elle reçoit des « alertes promos » sur son portable. Même hors période de soldes, des vitrines affichent – 30 % ici, – 40 % là… et même un déconcertant « Tout à moins 50 % sur une sélection d’articles ».

« Je ne viens pas juste pour glaner. J’ai toujours des démarches à faire : la pharmacie, la Poste, la boutique SFR… »

Le centre commercial des années 1990, litanie de boutiques au plafond bas, appartient bel et bien au passé. Qualifié à l’époque de « non-lieu » par l’anthropologue Marc Augé, il se rêve désormais en « hyperlieu » où l’on pourrait tout vivre. À la manière d’un musée ou d’une salle de spectacle, Westfield Rosny 2 promeut ainsi sa « programmation culturelle », animée par des artistes locaux. Salle d’escalade, aquarium, patinoire… partout en France, le renouveau des centres commerciaux passe par le développement de l’« expérientiel » : des moments qui se vivent grâce à des offres de loisirs, de restauration… et on pourrait ajouter, dans un domaine moins riant, des offres de santé, qui se multiplient dans ces sites car elles sont peu propices à la dématérialisation. Autant de manières de drainer du « flux », des passants et donc de potentiels clients.

Un « hyperlieu » contre l’e-commerce

La mue des centres commerciaux est clairement motivée par la concurrence de l’e-commerce, que la crise sanitaire a ancré dans les habitudes des Français. Le défi est de faire revenir la clientèle, alors que le taux de fréquentation n’est jamais remonté aux chiffres de 2019. Accusés d’affaiblir le commerce de proximité, les centres commerciaux sont à leur tour chahutés par la concurrence de produits que le client commande d’un clic, et peut recevoir sur le pas de sa porte.

Non loin de là, Jacques Laurent, 75 ans, a dans l’œil un éclair de malice quand il vante les services d’Amazon : « On trouve tout, et ça arrive en deux jours ! » s’enthousiasme l’opticien en chemisette à carreaux. Un petit parfum de revanche ? Sa boutique à lui n’est pas dans le centre commercial mais en face, au cœur de la cité du Bois-Perrier. Westfield Rosny 2 n’est qu’à quelques centaines de mètres, mais sa touche « premium » semble à des années-lumière. Presque retraité, Jacques Laurent en sourit, un rien désabusé. Mais il le confie : il a beaucoup pensé à Rosny 2 au cours de sa carrière, « obsédé par la concurrence ». Quand, jeune diplômé, il est arrivé en 1973 dans le quartier du Bois-Perrier, le centre commercial venait de sortir de terre, de l’autre côté de la voie de RER. « Les autres commerçants m’ont raconté que le jour de l’ouverture, ils étaient tous sur leur pas-de-porte, bras croisés, sans un seul client en boutique. Tous les habitants du quartier avaient filé à Rosny 2. Foudroyant ! »

« Les petits commerces ont été rongés petit à petit par les centres commerciaux, jusqu’à devenir exsangues. »

Les magasins du Bois-Perrier ont continué à vivoter, jusqu’à offrir un décor déprimant de boutiques décaties, rideaux de fer baissés en permanence et rouleurs de joints qui tiennent la place tandis que le traiteur asiatique dort sur une table, la tête entre les bras. « En 1973, il y avait un opticien à Rosny 2, rappelle Jacques Laurent. Aujourd’hui, on en compte cinq ou six, et trois ou quatre au centre-ville. J’ai trois fois moins de clients qu’à mes débuts. » Ce passionné continue de travailler pour ses fidèles, et pour quelques nouveaux venus par le bouche-à-oreille. La concurrence des centres commerciaux, aujourd’hui, il s’en moque. « Le drame a déjà eu lieu, balaie-t-il. Après-guerre, il n’y avait que des petits commerces. Ils ont été rongés petit à petit par les centres commerciaux, jusqu’à devenir exsangues. » L’opticien qui rêvait de « faire Ponts et Chaussées » reste sceptique face au projet d’extension de Rosny 2. « Ils pensent qu’en agrandissant ils auront plus de clients ? C’est sur Internet qu’on a le plus de choix. Même dans un grand magasin comme Leroy-Merlin, on ne trouve pas tout sur place et il faut commander, alors… »

Cette réalité, les centres tentent aussi d’y répondre, en accueillant en leur sein des services liés au e-commerce. Nom de code : l’« omnicanalité », démarche qui vise à intégrer tous les canaux de vente, qu’ils soient physiques ou digitaux. À Westfield Rosny 2, dans le couloir menant aux toilettes, on croise ainsi un sympathique conteneur qui permet de retirer les colis commandés sur Amazon. La plupart des boutiques proposent le « click and collect », pour que les clients puissent récupérer sur place leurs commandes Internet, et rapporter les produits qui ne conviendraient pas. Certains centres ouvrent même des magasins pour des marques qui jusque-là n’existaient que sur le Web.

Bousculés par l’e-commerce, les centres vivent un autre bouleversement de taille, lié à la montée des préoccupations environnementales. Le sujet s’est traduit de manière très concrète dans la loi climat et résilience d’août 2021, qui fixe un principe général d’interdiction de création de surfaces commerciales engendrant une artificialisation des sols, sans exception, au-delà de 10 000 mètres carrés. Fin 2019, l’abandon du méga-complexe Europa City à Gonesse (Val-d’Oise) avait déjà sonné le glas de « projet d’une autre époque, fondé sur une consommation de masse d’objets et de loisirs », selon les mots de l’Élysée. Depuis, les alertes scientifiques sur le changement climatique se sont multipliées, la France a vécu un été de sécheresse et d’incendies, et un automne marqué par une crise énergétique. Le modèle du centre commercial est-il compatible avec l’objectif de sobriété qui s’installe dans le débat public ?

Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

Les offres de fidélisation visent à faire revenir les clients malgré l’inflation et la concurrence du e-commerce. / Corentin Fohlen pour « La Croix L’Hebdo »

Le groupe Unibail-Rodamco-Westfield (URW), qui exploite le centre Rosny 2 et 81 autres dans 12 pays, n’a pas davantage que Carrefour souhaité répondre à nos questions. Sur Internet, URW met en avant sa « stratégie “Better Places 2030”, qui a pour ambition de créer des lieux conformes aux plus hauts standards environnementaux et de contribuer ainsi à des villes meilleures ». Le groupe s’engage à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 50 % sur toute sa chaîne de valeur d’ici à 2030. Ou annonce que tous ses projets de développement prendront en compte les risques climatiques de long terme d’ici à 2025. Depuis quelques mois, il vise les économies d’énergie avec diverses mesures comme le déclenchement du chauffage à 17 °C, la réduction de 30 % de l’éclairage des parkings, ou la fermeture des portes extérieures des bâtiments climatisés.

Dans la galerie commerciale de Rosny 2, la préoccupation environnementale est affichée, mais l’ambivalence règne. Certes, un comptoir propose de réparer les smartphones. Mais c’est la boutique Apple qui ne désemplit pas. Avec Nature et Découvertes, des enfants participent à un atelier d’arts plastiques et leurs dessins, qui prônent le « respect de la nature », sont accrochés sur un arbre en bois au pied duquel s’étale une pelouse en plastique. Au-dessus d’eux, un immense écran rotatif enchaîne des publicités. À quelques pas de là, des jus de fruits frais sont servis dans des gobelets en plastique aussitôt jetés (dans la poubelle de tri). Dans l’hypermarché Carrefour, qui vend sur trois étages tout ce qu’on peut imaginer (alimentation, vêtements, électroménager, jouets pour chiens…), l’écologie est aussi mise en avant. Avec, par exemple, l’étiquette « Tex responsable, préservation de l’eau »… sur un jean à 9,90 € fabriqué au Bangladesh.

« Leur parking moche, tout le monde veut le voir disparaître ! »

Dès que l’on sort du centre, la question de la préservation de la nature disparaît face au paysage ultra-bétonné dont Rosny 2 n’est qu’un élément. « Bien sûr qu’il y a eu des abus ces quarante dernières années, convient Christophe Noël, délégué général de la Fédération des acteurs du commerce dans les territoires (jusqu’en septembre appelé Conseil national des centres commerciaux). Il faut réaménager ces objets marqués par la vision urbanistique des Trente Glorieuses, les moderniser. » Parmi les pistes que propose cet ancien cadre dirigeant d’URW : développer la mixité d’usages, qui associe le centre commercial à des logements, hôtels, bureaux… ou encore favoriser la connexion à la ville via les mobilités douces. « Mais figer ces structures dans leur état actuel, c’est un non-sens total », dénonce-t-il.

Nicolas Perguet non plus ne goûte pas l’esthétique des lieux. « Leur parking moche, tout le monde veut le voir disparaître ! », s’agace ce graphiste. Il a contribué à freiner le projet de rénovation de Rosny 2, qui comprend notamment une extension commerciale avec parking, un drive et deux immeubles de bureaux.

David contre Goliath

À la suite d’un recours de l’association Alternatiba Rosny – dont il fait partie – et du MNLE 93 (Mouvement national de lutte pour l’environnement), le tribunal administratif de Montreuil a suspendu les permis de construire le 2 décembre 2021, et donné un an à la commune de Rosny-sous-Bois et au centre commercial pour revoir leur copie quant aux impacts du projet sur la qualité de l’air et les îlots de chaleur urbains. Début novembre, une nouvelle étude d’impact était déposée, sur laquelle la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAE) d’Île-de-France émettait encore des réserves. Le dossier a été soumis à enquête publique jusqu’au 5 décembre, et le maire doit statuer sur les permis de construire qui, s’ils sont délivrés, repasseront devant le tribunal administratif.

« Nous avons répondu à l’enquête publique et suivons de très près l’avancée du dossier », prévient Olivier Patté, également membre d’Alternatiba Rosny. Installés dans les fauteuils du café associatif de la ville, les deux ex-Parisiens ne s’en cachent pas : leur opposition au projet se fonde sur un autre choix de société. « Contre le changement climatique, il est urgent de réduire nos émissions de CO2 et pour cela, un autre modèle est nécessaire, soutient Nicolas Perguet. Moins de biens, moins de matière, moins de transports. » Père de jeunes enfants, comme Olivier Patté qui le regarde attentivement, le militant s’émeut : « À quoi ressemblera le monde dans vingt ans ? Et quelle sera notre part de responsabilité ? On a l’obligation morale de faire quelque chose, or beaucoup de choix se jouent à l’échelle locale. »

« Il est urgent de réduire nos émissions de CO₂. Moins de biens, moins de matière, moins de transports. »

Deux citoyens face à des géants comme URW et Carrefour, est-ce bien raisonnable ? Les militants acceptent volontiers l’image de David contre Goliath, même si l’issue de leur combat demeure inconnue. « On aura toujours réussi à gagner quelques années », glisse Olivier Patté. Il leur a fallu du temps pour trouver comment freiner la machine. Alternatiba Rosny, qui compte une quarantaine d’adhérents dont un quart d’actifs, a commencé par une pétition contre l’extension, fin 2019. « Les élus nous ont ri au nez, grimace Nicolas Perguet. On s’est sentis petits et seuls. » Sur le site du média écologiste Reporterre, les militants découvrent une « Carte des luttes contre les grands projets inutiles », sur laquelle ils inscrivent l’opération de Rosny 2. Un moment de bascule : l’association Notre affaire à tous, connue pour avoir attaqué l’État français en justice pour inaction climatique (« L’affaire du siècle »), les contacte pour proposer leur aide. « Leurs juristes ont passé des heures sur le dossier pour trouver des points juridiquement opposables », salue Nicolas Perguet, tout en déplorant la complexité des outils juridiques : « Quasiment impossible pour un citoyen lambda de s’en emparer. C’est incompréhensible ! »

Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

L’offre abondante promet à chacun de trouver chaussure à son pied… même si le choix reste plus limité que sur Internet. / Corentin Fohlen pour « La Croix L’Hebdo »

Cette « opacité », les deux coordinateurs d’Alternatiba Rosny disent la retrouver dans la communication autour du projet. « Peu de gens savent ce qui se passe. Ça pose un problème démocratique, martèle Nicolas Perguet. On ne prétend pas représenter les Rosnéens, et c’est pourquoi nous avons demandé pendant des mois à la mairie qu’elle organise une concertation avec les habitants. Mais nos sollicitations restent sans réponse. » Tout comme celles de La Croix L’Hebdo. Informés au dernier moment de l’ouverture de l’enquête publique, les militants ont cherché à « créer le débat » en distribuant des tracts, en organisant une réunion d’information… « On y a invité tout le monde, précise Olivier Patté. Les habitants, les élus, le directeur du centre commercial… » Finalement, il n’y a que des riverains et des élus de l’opposition qui sont venus. « C’est déjà ça… »

Confrontés aux difficultés de l’engagement bénévole – « On a un boulot, des enfants, et un budget proche de zéro… » –, les militants se sont jusqu’ici aussi heurtés à un autre obstacle : la relative indifférence quant à l’extension de Rosny 2. « C’est par manque d’information, veut croire Nicolas Perguet. Pour se prononcer sur le projet, les habitants doivent en connaître les contreparties en termes de pollution, de bruit… » Présidente de l’union locale de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), Myrtille Renard constate que le sujet n’émerge pas dans les écoles environnantes. « Il y a tellement d’autres urgences… », déplore cette mère de famille.

Alors oui, des enfants asthmatiques obtiennent des dérogations pour changer d’établissement scolaire, mais c’est lié à la pollution des grands axes traversant Rosny-sous-Bois, pas à une possible extension du centre, même si elle risque d’augmenter la circulation. « Ce n’est pas facile de mobiliser en amont, estime cette Rosnéenne. Les gens se rendent souvent compte de ce qui leur arrive une fois que c’est là. » Et dans les écoles publiques de Rosny-sous-Bois, ce qui est là, c’est le manque d’enseignants, d’animateurs, de locaux, et les rats qui entrent dans les classes. « On ne peut pas être sur tous les fronts », conclut Myrtille Renard posément.

La balade des gens heureux ?

Jean-Marie Baty préside le MNLE 93, association qui a déposé avec Alternatiba Rosny le recours contre l’extension. Investi depuis plus de vingt ans dans la défense de l’environnement en Seine-Saint-Denis, ce retraité souligne le contraste entre la pauvreté du département et le nombre de surfaces commerciales qui y sont autorisées. « Le centre commercial est devenu un lieu de promenade ! » regrette l’ancien postier, qui constate la difficulté à mobiliser sur les questions environnementales. « Les populations pauvres sont moins sensibles à ces arguments, c’est une réalité. La nature, pour eux, c’est seulement un plus, qui arrive loin derrière les préoccupations liées au logement, aux factures, à l’école… » L’activiste de 74 ans en est d’autant plus convaincu : « Des mesures radicales sont nécessaires pour affronter la crise climatique. Ce n’est pas le marché qui doit faire la loi et les aménagements ! »

« La nature, pour les populations pauvres, c’est un plus, qui arrive loin derrière les préoccupations liées aux factures, à l’école… »

Christophe Noël, lui, est fatigué de ce « retail bashing » (« dénigrement du commerce »). Le délégué général de la Fédération des acteurs du commerce dans les territoires le rappelle : « Depuis 1974, tous les projets commerciaux ont été construits en partenariat avec les collectivités. La responsabilité en termes d’aménagement du territoire est partagée. » Il plaide pour qu’on laisse évoluer le site de Rosny 2, « déjà artificialisé », pour en faire un lieu plus agréable, d’autant qu’il sera bientôt desservi par deux nouvelles lignes de métro.

Mais le projet d’un drive, qui permet de récupérer ses courses en voiture, ne va-t-il pas à l’encontre du développement des mobilités douces ? « C’est un service plébiscité, répond Christophe Noël. Donc les commerçants le mettent en œuvre ! » Il invoque l’omniprésence de la voiture : « Il n’y a que 20 % des Français qui échappent à la contrainte de faire le plein, argue-t-il. C’est ainsi que notre pays s’est construit pendant cinquante ans ! La périphérie a grandi, pas les centres-villes. Et la majorité des Français n’aurait pas le droit à un cadre de vie agréable, à des destinations de promenades shopping comme en centre-ville ? »

Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

Un lieu de balade bétonné, où la seule verdure proposée est une pelouse en plastique. Le projet d’extension promet un environnement plus agréable. / Corentin Fohlen pour « La Croix L’Hebdo »

De fait, Rosny 2 est un endroit de flânerie. « C’est un plaisir de venir ici », sourit Asma, accompagnée de son fils. L’adolescent est en sixième, mais libre ce mardi car « ses profs sont absents. Je prends un café, lui un panini, on reste deux-trois heures », décrit la maman. Les sorties au centre commercial ne s’accompagnent pas toujours d’un achat, « mais c’est dur de résister ! s’exclame Shaïna. Tellement de tentations ! » Étudiante en BTS dans un établissement « à 10 minutes à pied », la jeune fille fait les magasins tous les jours, un sandwich à la main, « pour passer le temps, regarder ou parfois acheter ». Comme cette bande de lycéens qui vient chaque midi, « parce que la cantine c’est pas bon et trop long, et qu’il n’y a pas d’endroit pour se poser près du lycée ».

« Un choix par défaut », résume Marius, 27 ans, longs cheveux bruns et un piercing dans la narine. Le professeur de sport pianote sur son ordinateur portable sous le dôme vitré de ce que Westfield désigne comme la « place centrale ». Marius préférerait travailler dans « un café sympa, ensoleillé… mais il n’y en a pas, par ici ». Alors il s’installe sur les banquettes de Rosny 2, parce qu’il aime « voir du monde » et peut brancher son portable sur les prises en accès libre. « C’est insensé de venir s’enfermer dans un endroit pareil… soupire l’enseignant. En plus, je ne viens pas pour acheter mais bon, je me fais avoir. Je suis tellement perdant ! » lâche-t-il, dépité. Pour autant, il ne voit pas l’intérêt de s’opposer à une extension du centre. « L’environnement, ici, c’est foutu depuis longtemps ! lance le jeune homme. Faut-il vraiment lutter contre cet endroit, alors qu’il n’y a que cet endroit ? »

Vers la fin de l’espace public ?

Le centre-ville de Rosny-sous-Bois n’est pourtant qu’à dix minutes de marche, et compte des commerces, un cinéma, des associations… « Ici aussi », observe Marius. En effet, outre ses boutiques, services et animations, Westfield Rosny 2 héberge une association de prévention en santé et une autre d’insertion professionnelle, toutes deux à destination des jeunes.

L’association Rosnycyclettes, qui promeut la pratique du vélo, vient d’adresser une demande de local au directeur du centre commercial. Dans cette « ville du tout-voiture », le lieu n’est pourtant pas accueillant pour les cyclistes, témoigne Lydia Saunois, présidente de l’association : « L’accès est compliqué, le stationnement aussi… » Mais nécessité fait loi : le local de Rosnycyclettes a été incendié cet été et depuis, l’association est sans abri. « On prône l’usage du vélo et le recyclage. En cela, on incarne deux mondes différents, estime Lydia Saunois. Mais comme le centre commercial veut montrer qu’il fait des efforts pour la planète, on tente notre chance. Ici, on pourrait faire passer des messages pour la préservation de l’environnement. »

Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

Le centre commercial n’est plus dédié uniquement au shopping, même si les boutiques ne sont jamais loin. Une aire de jeu a été installée entre les vitrines alors que dehors, les jardins publics se font rares. / Corentin Fohlen pour « La Croix L’Hebdo »

Avec sa place centrale, ses allées pour flâner, ses commerces, ses services et ses associations, Westfield Rosny 2 s’apparente à une réplique de centre-ville, les toilettes et les stationnements gratuits en plus. Un lieu qui ressemble à l’espace public, mais demeure un espace privé. Christophe Noël se souvient d’avoir été marqué par un voyage professionnel au Brésil : « Là-bas, il n’y a pas de commerces dans les rues. Trop d’insécurité, décrit-il. Les gens se retrouvent dans des centres commerciaux privés sécurisés. J’espère que ce n’est pas le modèle vers lequel on se tourne. » Dans son viseur, la gestion des centres-villes par « certains élus », et une dégradation pour laquelle on a voulu « faire porter le chapeau » aux centres commerciaux qui, eux, sont « accessibles, propres et sûrs », appuie leur représentant.

L’actuelle métamorphose des centres commerciaux questionne alors jusqu’au devenir de la place, de la rue, de l’espace public. Un autre enjeu majeur de débat démocratique, dont les mécanismes n’ont pas les séduisants attraits d’un « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, aujourd’hui ? ».

Centres commerciaux : un modèle de consommation dépassé ?

Avant, les anciens se retrouvaient au Bois-Perrier, sur « la place du village ». « Les gens ont déserté, on ne se voit plus », déplore Elise, 89 ans, qui dit vivre à « Rosny sous-béton » / Corentin Fohlen pour « La Croix L’Hebdo »

Géographe, professeure à l’université Paris 8, Nathalie Lemarchand est spécialiste de l’aménagement commercial. Elle revient sur le développement des centres commerciaux dans notre pays.

La Croix L’Hebdo : Comment les centres commerciaux ont-ils investi le territoire français ?

Nathalie Lemarchand : Le succès des centres commerciaux et des hypermarchés, qui fonctionnent souvent ensemble, ne se comprend pas sans considérer les mutations de la ville, elles-mêmes liées aux transformations économiques et sociales. Le premier hypermarché de France, un Carrefour, a ouvert en 1963 en banlieue parisienne. C’est l’époque où se développent les emplois de bureaux, les classes moyennes, le travail féminin, les banlieues avec maisons et voitures individuelles… Les boutiques à la « Amélie Poulain » cherchent des repreneurs et n’en trouvent pas, ce qui accélère la fermeture des magasins en ville. À ce moment-là, le commerce moderne, celui qui attire, c’est le centre commercial et l’hypermarché.

Au fil du temps, des zones commerciales se sont développées autour des centres commerciaux, avec des enseignes spécialisées type Truffaut ou Ikea, et aussi des opticiens, des experts-comptables… Extrêmement diversifiée, l’offre dans ces zones commerciales s’apparente à ce qu’on peut trouver en centre-ville. Mais il y a eu tant de créations que certains centres commerciaux périclitent, avec une augmentation des friches commerciales en périphérie. On ne les remarque pas forcément, car les flux automobiles ne passent plus à côté.

Les centres sont-ils à un moment de bascule ?

N. L. : Je dirais un moment d’adaptation. Mais le commerce a toujours su se réinventer, depuis le temps des souks jusqu’à aujourd’hui. La législation contre l’artificialisation des sols freine les créations de nouveaux centres commerciaux, même si ce sont les logements qui représentent le premier facteur d’imperméabilisation. Quand un maire, pour éviter une fermeture de classe ou renouveler sa population, autorise 50 maisons de lotissement, puis encore 50, se pose la question des courses pour les gens qui vivent là.

Les promoteurs de centres commerciaux savent qu’il est plus facile de faire une extension qu’une création aujourd’hui. Ils disent vouloir aménager des morceaux de ville, avec des boutiques mais aussi des bureaux, des logements… Ils intègrent des loisirs et de la végétalisation pour créer un moment de détente, sortir le client d’un sentiment de quotidienneté et de contrainte. Le centre commercial capte et s’approprie toutes les tendances du moment, y compris l’intérêt pour le local, la seconde main, les produits frais du marché…

Tendent-ils à se confondre avec l’espace public ?

N. L. : Le mélange entre lieux publics et privés se renforce actuellement. Jusqu’où aller ? Il s’agit de choix politiques, qui dépendent des pouvoirs publics et de leurs capacités de négociation. Le rapport de force diffère selon les territoires. Mais il y a des intérêts de part et d’autre. Les centres commerciaux cherchent du flux et de potentiels clients. En échange, ils offrent des allées sécurisées. Quand l’accès à une bibliothèque passe par le centre commercial, les acteurs publics n’ont pas à se préoccuper des questions de sécurité. On observe le même phénomène avec des services de santé qui disparaissent des quartiers paupérisés, et des centres de santé qui s’installent dans des centres commerciaux surveillés par des vigiles.