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Chine : « La société est une cocotte-minute qui, d’un rien, peut déborder », selon Emmanuel Véron

Il y a une semaine, la colère qui couvait depuis des mois contre la stricte politique « zéro Covid » a éclaté en Chine, avec des manifestations dans une dizaine de villes, d’une ampleur inédite depuis les mobilisations prodémocratie de Tiananmen en 1989. A la suite des manifestations, les autorités ont rapidement étouffé le mouvement grâce à une forte présence policière et une surveillance accrue des réseaux sociaux, mais des manifestations sporadiques surviennent çà et là.

Emmanuel Véron, enseignant-chercheur associé à l’Inalco, géographe, spécialiste de la Chine contemporaine et coauteur du livre La Chine face au monde : une puissance irrésistible en septembre 2021 estime qu'« il y a un véritable rejet du modèle de société chinois dans la jeunesse ».

Il est rare de voir gronder l’opinion publique chinoise. Les manifestations représentent-elles un événement majeur pour la Chine ?

C’est effectivement un événement majeur, généralisé, sans être pour autant totalement structuré d’une province à l’autre et qui témoigne d’un ras-le-bol et d’une saturation de toutes les régions et les générations chinoises. On observe un glissement vers le politique, ce qui est inédit depuis 1989 et les manifestations réprimées dans le sang de la place Tiananmen. Il y a des manifestations pour plus de transparence, notamment chez les jeunes, et des protestataires qui crient « Xi Jinping démission » ou « Parti communiste chinois démission ». Ces revendications politiques et le fait qu’elles aient lieu dans l’espace public est nouveau : avant, les revendications se concentraient sur la toile chinoise, pas dans la rue. Il est extrêmement difficile d’organiser des rassemblements en Chine. Les polices locales ont probablement sous-estimé le mouvement et ont été débordées par son ampleur.

Quelle importance la politique « zéro covid » a-t-elle eue dans la décision des Chinois de descendre dans la rue ?

La politique « zéro covid » de la Chine est essentielle pour comprendre le ras-le-bol de la population. Le régime a mis en place trois ans de mesures disparates : des reconfinements, des tests PCR en permanence. Les gens sont épuisés. Il y a de quoi s’inquiéter de l’équilibre psychique de la population chinoise. Les chercheurs commencent à parler de syndrome post-traumatique aux Etats-Unis et la même grille de lecture peut être appliquée à la Chine. Certaines personnes ont dû conjuguer la perte d’un proche dans des mesures extrêmement dures de confinement. A Shanghai, il y a probablement eu un nombre de décès supérieur par suicide que par Covid-19 lors du premier confinement [qui a duré deux mois et n’autorisait aucune sortie].

A Shanghai, il y a probablement eu un nombre de décès supérieur par suicide que par Covid-19 lors du premier confinement »

Les restrictions du régime vis-à-vis du Covid-19 conduisent à des abus et des situations surréalistes. On a beaucoup parlé de l’incendie d’un immeuble à Urumqi, dans le Xinjiang [où les autorités sont soupçonnées d’avoir empêché les secours d’intervenir plus rapidement et dix personnes sont mortes], mais cela fait écho à des événements quasiment quotidiens. Si vous vous rendez à l’hôpital, on ne vous accepte pas sans test PCR et si vous êtes positif, vous êtes envoyé en quarantaine. Et ce, peu importe la raison de votre venue. Une femme enceinte de huit mois a perdu son enfant après que la maternité a refusé de la recevoir, son test Covid étant périmé.

Les manifestants cherchent-ils aussi à dénoncer le manque de liberté d’expression ?

La censure est omniprésente en Chine et la population utilise une forme de langage codé pour exprimer leurs idées. Les feuilles A4 sont devenues un symbole politique comme pour substituer une feuille blanche à un QR code. Certains étudiants ont écrit sur des feuilles blanches une équation du mathématicien Michael Freedman pour jouer avec le nom Freedman « Free the man » (libérez l’homme). C’est assez révélateur : ils ne peuvent pas écrire le mot « liberté ». La plupart des manifestants identifiés dans l’espace public grâce au système de surveillance de masse se sont vus arrêtés et ont dû supprimer toutes les images qu’ils avaient faites des rassemblements. Des pans entiers de la langue chinoise sont censurés sur Internet. Parfois, même les chiffres, comme la date « 4 juin » qui fait référence au massacre de la place Tiananmen.

La jeunesse chinoise est-elle à l’origine de ce sursaut démocratique ?

Il y a un rôle particulier de la jeunesse. Les campus sont un espace favorable à ce type de revendication et d’organisation spontanée, d’autant que la colère couve depuis longtemps. Mais cette colère est partagée : dans les manifestations, il n’y a pas que des jeunes, mais aussi des mères de famille, par exemple, qui demandent à voir leurs enfants qui sont dans des centres de détention de quarantaine. Les jeunes manient beaucoup mieux les outils numériques, notamment les VPN pour contourner la censure et utilisent beaucoup plus un langage codé. Ainsi, dans les premiers jours de la contestation, certains internautes parlaient de recettes de cuisine chinoises d’une province pour évoquer des zones géographiques et les manifestations en lien.

Les revenus des Chinois se maintiennent à 40 % du PIB contre 60 à 70 % dans les pays développés. La précarité, particulièrement des jeunes, a-t-elle joué un rôle ?

L’économie chinoise est vraiment morose. Or, jusqu’à présent, le pouvoir contenait la contestation grâce à une économie florissante. Le pacte social c’était : « pas de démocratie, mais vous avez de quoi être propriétaire et de vous insérer dans la société ». Mais c’est en train de devenir impossible. C’est un sujet particulièrement sensible pour la jeunesse. Ils ont un taux de chômage entre 20 et 25 % et encore, ce sont les chiffres officiels du régime chinois ! 2,5 millions de PME chinoises ont mis la clef sous la porte à cause de la pandémie. Une partie de la jeunesse à du mal à trouver un emploi, à se situer dans la société et développe des troubles psychiques liés au Covid et à l’enfermement.

Le modèle chinois d’une société très travailleuse est-il donc en train de s’effondrer ?

L’image du travailleur chinois véhiculée en Occident, c’est presque un stéréotype, mais il est entretenu par le régime chinois. La réalité sociale est tout autre. La population chinoise est fatiguée, sous pression, dans des formes de dépression qui ne disent pas leur nom.

Il y a un véritable rejet du modèle de société chinois dans la jeunesse »

Le mouvement « Tang ping », qui rassemble des jeunes qui ne veulent plus travailler, est très évocateur de tout ça. La traduction littérale est assez évocatrice : c’est « s’allonger à plat, se coucher ». Il y a un véritable rejet du modèle de société chinois dans la jeunesse, c’est un vrai mouvement de fond. Les manifestations étaient une forme de volonté de réveil qui a été tout de suite neutralisé, ce qui va certainement renforcer le mouvement « Tang ping ».

Peut-on imaginer un changement de société en Chine ?

A ce stade, un changement de société n’est pas du tout possible. Les mouvements ont été neutralisés, la réponse de l’autorité centrale est toujours là et efficace. Mais la contestation va être de plus en plus visible et régulière dans la durée du fait du matraquage politique et des difficultés économiques. On peut s’attendre à des mouvements de fond sur les dix prochaines années. Mais une démocratisation de la Chine demain ou après-demain matin, c’est impensable. C’est un processus très lent, sophistiqué et qui doit venir d’élites qui sont muselées ou en dehors de la Chine. Ils sont soit assassinés, soit exilés, soit emprisonnés. Le système de surveillance de masse est très efficace. Mais il y a un milliard de personnes en Chine tout de même, même si le régime est organisé, la société chinoise est aujourd’hui une sorte de cocotte-minute qui, d’un rien, peut déborder.