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Christine Brisset, la «fée des sans-logis» qui a ouvert 800 squats

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À Angers, pendant la Seconde Guerre mondiale, près de 10.000 logements ont été détruits ou endommagés à cause des bombardements. Après-guerre, les taudis prospèrent, les eaux usées serpentent à l'air libre dans les rues. Pour reloger les familles, les soldats et les prisonniers rapatriés, une ordonnance prise en 1945 autorise les préfets à réquisitionner les résidences vides, mais on s'en sert peu. Alors, une journaliste prend les devants: Christine Brisset, née Charlotte-Antoinette Kipfer.

Issue d'un milieu modeste, elle se marie à un notable angevin. Devenue bourgeoise, elle détone dans le milieu des squatteurs, ce qui ne l'empêche pas d'en devenir une figure de proue. Avec un groupe d'étudiants, d'ouvriers et de femmes du monde, elle force serrures et volets, armée d'un pied-de-biche. Et lorsque la presse accourt, c'est elle qui se fait prendre en photo, pour éviter les ennuis aux personnes relogées.

Entre 1945 et 1962, on lui prête ainsi près de 800 réquisitions illégales, qui lui ont valu une cinquantaine de procès. Mais parmi elles, il y a une affaire qui la fait connaître dans la France entière: celle de l'occupation de la villa de la Chesneraye, à Sainte-Gemmes-sur-Loire, dans la banlieue d'Angers.

«Madone des squatteurs»

Dans On l'appelait Christine, le documentaire de la réalisatrice Marie-José Jaubert, elle raconte comment «des ministres» venaient se «détendre» dans cette villa, tout comme «le président de la Cour des comptes, mais aussi de gros industriels». D'abord, elle envoie des lettres pour demander l'autorisation d'occuper la place. Mais cela ne suffit pas. Elle s'impatiente. «Une maison, c'est fait pour loger des gens, surtout quand tant de sinistrés sont en peine d'un toit et que, pour votre part, vous en disposez de trois! Si vous n'agissez pas, je la prendrai», leur écrit-elle.

La prise de cette résidence, ​une 318e réquisition illégale qui lui vaut aussi une énième comparution en justice​, lui permet de reloger «trois familles et vingt-et-un enfants». Et si en 1950, son acolyte Raymond Bughin, ancien militant communiste, et elle perdent le procès qui leur est intenté, elle a gagné la vraie bataille: celle de l'opinion publique. Elle sort du tribunal sous les applaudissements.

Le nouveau préfet, Jean Morin, et le ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, la soutiennent. Entre le jugement de 1950 et le procès en appel, ce dernier garantit l'octroi par l'État de 900 millions de francs (environ 2,8 milliards d'euros) à la Ville d'Angers afin d'abonder ses 100 millions d'emprunt, pour résoudre la crise du logement.

Lors du procès en appel, le juge annule finalement la peine de deux mois de prison prononcée à l'encontre de Christine Brisset. Surtout, la presse s'entiche d'elle, du Figaro à La Croix. On la surnomme la «fée des sans-logis», l'«ange gardien», la «Jeanne d'Arc», ou la «madone des squatteurs», la «pasionaria des mal-logés».

Elle-même se sert du quotidien local pour lequel elle écrit, Le Courrier de l'Ouest, pour raconter ses indignations, organiser des collectes d'argent et créer un réseau d'entraide. Son petit-fils, Jean-François Arnold, se souvient d'une femme simple, toujours en train de donner un coup de main à ceux qui venaient lui demander de l'aide: «On n'arrêtait pas de sonner à sa porte! Elle n'avait presque rien, car elle donnait tout.»

Le temps des Castors

Dans les années 1950, Christine Brisset passe à la vitesse supérieure avec un mouvement qui essaime dans le reste du pays, les Castors angevins –une fondation transformée en organisme HLM en 1951. Le principe est simple: après avoir racheté des terrains, les futurs habitants érigent eux-mêmes leur maison lors de chantiers collectifs.

Le principe des Castors angevins est simple: après avoir racheté des terrains, les futurs habitants érigent eux-mêmes leur maison lors de chantiers collectifs. | Archives de la ville d'Angers

Avec ses «castors», elle construit vite, sans forcément attendre l'arrivée des permis de construire. Avec des résultats, puisque plus de 1.000 familles accèdent à un logement neuf grâce au projet. Mais Christine Brisset n'en a pas fini avec les tribunaux: en 1964, on lui reproche des abus de biens sociaux et des abus de confiance.

Jugée coupable, elle évite toutefois encore la case prison. L'événement la marque cependant suffisamment pour qu'elle se retire de la gestion des Castors angevins, rejoigne Paris et se fasse plus discrète. Il faudra attendre l'année 1978 pour que le ministère de la Justice propose de réhabiliter Christine Brisset. Elle est contre l'idée: ce qu'elle veut, c'est une révision de son procès. Elle n'obtiendra jamais gain de cause.

Rêvait-elle d'un destin politique, comme l'abbé Pierre, qu'elle avait par ailleurs rencontré? «Ça l'aurait rasée. D'ailleurs, elle n'était pas de gauche, ni féministe, malgré ses agissements. Elle lisait aussi bien Le Canard enchaîné que le journal d'extrême droite Minute. Elle disait qu'il fallait connaître ses adversaires. Elle agissait au nom de la défense de la famille, avec ce qu'elle appelait “la foi du charbonnier”», affirme son petit-fils.

Contrairement à l'abbé Pierre, Christine Brisset n'a jamais été tentée par la politique. | Archives de la ville d'Angers

Si la trêve hivernale existe, c'est en partie grâce à Christine Brisset

L'a-t-on oubliée parce que son histoire est moins lisse que celle de l'abbé Pierre, parce qu'elle était une femme, parce qu'elle vivait en dehors de la capitale, parce qu'elle n'a jamais occupé de fonction politique? Sans doute un peu tout ça en même temps, estime Baptiste Colin, spécialiste de l'histoire des squats.

Le chercheur souligne aussi l'importance de son réseau: «Elle était liée au Mouvement populaire des familles, d'obédience catholique sociale, qui s'est structuré pendant la guerre et a joué un rôle important pour aider les sinistrés, avec une stratégie nationale pour nouer des liens avec les pouvoirs publics, apporter un soutien juridique à ceux qui en avaient besoin.» Ce réseau, qui lui permet de rencontrer des ouvriers et des syndicalistes, notamment communistes, «a aussi joué un rôle important dans l'adoption de la loi qui a sanctuarisé la trêve hivernale, en 1956».

Aujourd'hui, Christine-Brisset, c'est un modeste square entre les résidences HLM du quartier de Belle-Beille, non loin de la tour Viollet, à Angers. Du haut de ses quatorze étages, le deuxième gratte-ciel de la ville, construit selon les principes du Corbusier et érigé entre 1958 et 1960, est un autre héritage des Castors, de l'époque où la «madone des squatteurs» présidait la fondation. Elle avait également tenu à construire une école et un cinéma à proximité, L'Élysée, démoli en 2006.

1) Magnifique fresque de Vinci Vince avec un message clair 🏠🏠"Ouvrons les maisons vides" 🏠🏠 et en hommage à #ChristineBrisset Militante #logement ,elle à soutenu plusieurs squats à Angers au lendemain de la seconde guerre mondiale sur les MHSolidaire à #Saintnazaire. ⤵️ pic.twitter.com/6Ms517cUCS

— Diangou_Traore (@diangou_traore) August 16, 2022

Un engagement qui inspire

C'est au détour d'une résidence d'écriture que l'écrivaine belge Christine Van Acker a découvert l'histoire de Christine Brisset. Elle s'est alors plongée dans les archives d'Angers, et en a tiré le matériau pour écrire une biographie romancée, parue à l'automne dernier: Le Peuple d'ici-bas. «La force de son engagement m'a interpellée. Je me suis demandée: “Qu'est-ce que je fais, moi, pour me rendre utile? Est-ce qu'on se serait entendues?”», confie-t-elle.

Mais on ne saura jamais ce que Christine Brisset aurait pensé de la loi Elan, qui facilite l'expulsion des squatteurs, ou du dernier projet de loi visant notamment à tripler les sanctions à leur encontre. La fée des sans-logis est en effet morte d'un cancer en 1993, dans le XXe arrondissement de Paris, où l'association Droit au logement venait d'être créée trois ans auparavant. Pour son 94e anniversaire, un an plus tôt, elle trinquait encore au champagne, un large sourire traversant son visage.

Un an avant sa mort, Christine Brisset trinquait au champagne depuis son lit. | Archives de la ville d'Angers

Son souvenir, cependant, subsiste. À Angers, certains descendants des personnes qu'elle a relogées lui témoignent encore de la reconnaissance. «Elle a trouvé un toit pour mes parents, qui étaient à la rue», salue Sylvie. Elle-même a participé à la création de plusieurs squats d'habitation avec des collectifs dans la ville, comme la Grande Ours, évacué en janvier 2021. Est-ce que son engagement à quelque chose à voir avec Christine? «Peut-être. Sans doute. C'était une femme avec une énergie extraordinaire, qui regardait tout le monde d'un œil neuf. Ma mère parlait avec tellement d'émotion d'elle et de ses combats!»