France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Claude Alphandéry, cent ans de sollicitude

Cet article est tiré du Libé spécial auteur·es jeunesse. Pour la quatrième année, Libération se met aux couleurs et textes de la jeunesse pour le Salon du livre de Montreuil qui ouvre ses portes le 30 novembre. Retrouvez tous les articles ici.

La porte s’ouvre sur un petit homme jovial aux yeux pétillants de malice, au sommet d’escaliers en pierres irrégulières que des mousquetaires ont pu emprunter. L’homme dira d’ailleurs avoir fréquenté Dumas, Balzac et Stendhal dans ses lectures de jeunesse. Une culture classique, en somme.

Classique, l’homme ne l’est pas. Claude Alphandéry nous invite par un grand sourire à le suivre et disparaît sans façons dans sa cuisine pour nous préparer un café avant d’entamer la conversation. Il touillera longuement le sien pendant l’entretien, laissant sa pensée vagabonder le long de la Seine, au-dessus du Louvre, dans les méandres de sa mémoire.

Elle ne lui joue pas de tours. A tout juste 100 ans, il convoque joyeusement dates et souvenirs qui surgissent immédiatement et précisément dans l’acuité d’un récit fourmillant et évocateur. Son passé lui prend le bras comme un compagnon fidèle et chaleureux, sans nostalgie ni ressentiment.

Claude Alphandéry, passé par l’ENA, la direction du Trésor, s’est attelé en tant que banquier à rendre plus accessible le crédit immobilier à long terme et, en tant que président de la Commission de l’habitat du Ve Plan, à promouvoir une politique du logement social. Au début des années 90, il a fondé France Active, une association qui permet aux plus fragiles d’entreprendre et de se réinsérer en soutenant des milliers d’initiatives solidaires. Mais pour le Libération spécial jeunesse, il accepte avec bonhomie de revenir sur son enfance. Libération, journal dont il fut un temps actionnaire et dont il demande des nouvelles comme on le fait d’un vieil ami.

Sa jeunesse est avant tout marquée par la Résistance. Claude Alphandéry ne la présente pas comme une succession d’exploits et de hauts faits, mais plutôt comme le surgissement hasardeux de rencontres, d’entrains, de bricolages heureux. En 1939, alors que les hypokhâgnes parisiennes sont délocalisées en zone libre, il se retrouve à Bordeaux, puis à Marseille où, pour lutter contre la sidération provoquée par la signature de l’armistice, le retour de valeurs rétrogrades et l’antisémitisme nauséabond, avec quelques amis, il imprime et diffuse un petit journal résistant.

L’aventure est modeste mais néanmoins dangereuse. La ronéo produit des feuilles de chou d’une page à l’encre baveuse. L’adolescent prend le train pour aller les livrer aux alentours. Il place la valise pleine d’imprimés interdits au-dessus de sa tête dans un filet. Une paysanne monte à son tour dans le train. Ils engagent une conversation, échangeant sur ces temps difficiles, pesant leurs mots, craignant un trop-plein de confidences, se méfiant de tous et de chacun. A la station suivante, des gendarmes entrent dans le wagon pour procéder à des contrôles d’identité. Elle lui glisse : «Votre valise est ma valise. Ma valise est votre valise. Ils ne soupçonneront jamais une femme de mon âge.» Il découvre la solidarité secrète et les affinités cachées.

L’arrivée de Jean Moulin en 1942 sur le sol français, missionné par le général de Gaulle pour unifier les différents réseaux de la Résistance et contrecarrer l’émergence du général Giraud, donne une autre dimension à la lutte et fait de Claude Alphandéry le chef du réseau de la Drôme, président du comité départemental de libération (CDL). Là encore, il n’évoque pas de combats épiques, mais des camps à organiser et à ravitailler, des idées à échanger, des hommes dispersés dans des dizaines de maquis, ceux qui ont fui le STO, à occuper et à fédérer. «Un merdier terrible», mais aussi un lieu d’échanges, de débats, de découverte du politique. La Libération signe non seulement la fin de la guerre mais l’entrée irréversible dans l’âge adulte, la vocation de l’homme, la certitude d’œuvrer pour une démocratie sociale, le souci du collectif, la nécessité de l’entraide.

Lorsqu’on cherche à remonter plus avant dans l’enfance, Claude Alphandéry évoque pudiquement les liens très étroits qui l’unissent à une mère qui l’a élevée seule. Quand il a 12 ou 13 ans, son père réapparaît et propose de l’emmener déjeuner tous les jeudis midi chez Maxim’s. Il découvre alors, de semaine en semaine, un homme charmant, mauvais garçon, sympathique et libertaire. Un an plus tard, un midi, il lui annonce que leurs rendez-vous hebdomadaires prendront fin la semaine suivante puisqu’il part rejoindre les Républicains espagnols.

A Pâques 1936, un grand-père député et maire de Chaumont, étiqueté radical socialiste penchant du côté du Front populaire, terminera son éducation politique en l’emmenant en campagne en Haute-Marne, la Champagne pauvre et paysanne, où le fumier s’étale dans les rues, où l’on discute ferme autour de l’office du blé.

La jeunesse d’aujourd’hui l’intéresse et le concerne. Claude Alphandéry comprend la colère et l’envie de ceux qui, dans les quartiers ou dans les zones rurales, n’ont rien contre ceux, privilégiés, qui ont accès à tout : richesse, études, vêtements de luxe, culture, soins. Leur bonheur n’est pas loin, à portée de vue et d’écrans par les réseaux sociaux, mais il leur est pourtant inaccessible. Ces inégalités scandaleuses sont l’engrais d’une violence aveugle et inefficace.

L’histoire montre pourtant qu’il n’y a rien d’impossible. Quand le cœur et l’esprit s’associent, tous les renversements sont possibles. Il s’agit donc d’être intellectuellement prêts pour saisir l’opportunité de construire quelque chose de vraiment nouveau, de créer des métamorphoses. Il faut se servir du hasard en y mettant de l’intelligence et de l’organisation. Sur ce dernier point, les aînés, et même les aînés canoniques parmi lesquels il se compte, peuvent être d’une grande utilité. Il ne se prive pas de proposer ses services et son expérience.

Quelques jours après ses 100 ans, il n’a plus le même rapport au temps que nous autres, qui le laissons filer en toute inconscience. Une projection dans les cinq ou dix années à venir lui est désormais interdite. Il n’assistera pas aux désastres climatiques qui s’annoncent et qui le taraudent. Il s’efforce désormais de jouir du jour présent, savourant, en dépit de ce corps qui lui cause chaque jour des tracas divers et nombreux, la beauté d’un ciel, le plaisir d’une conversation, une tasse de café, le simple fait d’exister. Encore.

27 novembre 1922 Naissance.

Hiver 1942 Il se plonge dans la Résistance.

1946 Elève de la 2e promotion de l’ENA.

1958 Conseiller économique à l’ONU.

1960 Participe à la fondation de la Banque de la construction et des travaux publics.

27 novembre 2022 Anniversaire des 100 ans.