Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir - La Recherche n°912, daté février 2023.
Que se passera-t-il si nous acceptons notre sort climatique ? L'été 2022 donne un aperçu de la réponse. En proie aux feux de forêt, à des terres agricoles assoiffées et à des canicules, les citoyens européens ont été invités à s'adapter, à faire preuve de résilience et à fournir des efforts individuels.
Avec le réchauffement en cours, estimé entre +1,1 °C et +1,2 °C, depuis l'ère préindustrielle, les sécheresses sévères et les phénomènes météo extrêmes deviennent en effet plus fréquents, comme le prévoyait le Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (Giec) il y a des années. À l'automne, avant même la COP27, une résignation doublée de colère s'est emparée de certains scientifiques : les émissions de gaz à effet de serre étant toujours trop importantes, selon le Global Carbon Project, et les actions politiques ou celles des grands secteurs polluants (voir l'infographie ci-dessous) toujours trop timorées, jamais les humains ne seraient collectivement capables de limiter la hausse de température depuis l'ère préindustrielle en deçà de 2 °C et encore moins à 1,5 °C, objectifs de l'accord de Paris de 2015…
Crédit : BRUNO BOURGEOIS / SOURCE : GIEC 2022
Mais comment cela se traduirait-il exactement dans nos vies et pour la planète ? À quoi nous exposons-nous ? À un véritable emballement hydrique et thermique aux conséquences économiques et sociales désastreuses, s'inquiète l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a produit le 2 décembre 2022 un rapport claquant comme un avertissement. À la suite de dizaines d'études scientifiques et économiques, elle "appelle les gouvernements à prendre des mesures urgentes pour lutter contre les risques de points de basculement du système climatique ", dont la probabilité de survenir était jusqu'à présent estimée faible, et négligée - à tort - dans la prise de décision en matière de politique.
Un "point de basculement" est un seuil critique au-delà duquel un système se réorganise, souvent de manière abrupte ou irréversible. Ses principaux éléments à surveiller - des composantes du système terrestre qui rompraient son équilibre - comprennent l'effondrement des calottes glaciaires de l'Antarctique occidental et du Groenland, la fonte du pergélisol arctique, émettrice de méthane, la débâcle des courants profonds de l'Atlantique qui participent au rafraîchissement de la Terre ou encore le dépérissement de la forêt amazonienne, synonyme d'épuisement de puits de carbone et de feux polluant toute l'atmosphère. Or "les dernières recherches montrent que ces changements autorenforçants, graves et irréversibles du système climatique pourraient se produire beaucoup plus tôt et à des niveaux de réchauffement plus faibles qu'auparavant ", assène l'OCDE.
Certains sont déjà en cours. D'autres seront activés dès le dépassement de la limite de 1,5 °C de réchauffement mondial, des points de non-retour étant alors possiblement franchis. Au-delà de + 2 °C, nous affronterions un risque d'effet domino. Cette redoutable perspective résulte notamment des travaux internationaux dirigés par Tim Lenton, de l'université d'Exeter (Royaume-Uni) publiés dans Science en septembre 2022. Même alarme chez Johan Rockström, directeur du Centre pour la résilience de Stockholm (Suède) et coauteur d'une étude internationale, publiée en 2018 dans les PNAS, alertant sur le risque que la Terre puisse se transformer en "étuve" d'ici quelques décennies : "Passer le seuil de 2 °C entraînerait inévitablement et rapidement une température de 4 à 5 °C plus élevée qu'à la période préindustrielle, met en garde le scientifique. Des endroits sur Terre deviendront inhabitables si la 'Terre étuve' devient une réalité. "
Une accélération de l'élévation du niveau de la mer
Pour comprendre l'emballement qui menace, il faut savoir que le franchissement d'un point de basculement est susceptible de modifier le climat à l'échelle locale ou mondiale. Au niveau régional, chacun d'entre eux est associé à différents types d'impacts potentiellement graves, tels que des températures extrêmes, une fréquence accrue de sécheresses, des feux de forêt et des conditions météorologiques sans précédent. De surcroît, "à l'échelle mondiale, les points de rupture entraîneraient des répercussions planétaires, par exemple en contribuant à des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre dans l'atmosphère, à des boucles de rétroaction des températures, ou encore à une accélération de l'élévation du niveau de la mer ", souligne Tim Lenton.
Prenons la fonte de la calotte glaciaire au Groenland. Localement, elle va se traduire par un réchauffement et un changement dans le régime des précipitations qui affecteront les habitants. Mais ils ne seront pas les seuls concernés. D'abord, le pergélisol, qui couvre 90 % du Groenland, sera inondé et relarguera quantité de méthane, accélérant le phénomène mondial de réchauffement. Ensuite, cette fonte pourrait à elle seule faire monter le niveau moyen de la mer de 1 mètre, une mauvaise nouvelle pour les régions côtières situées à faible altitude qui abritent près de 10 % de la population mondiale.
Pertes d'écosystèmes, salinisation des eaux souterraines, inondations, dommages sur les infrastructures sont inévitables. Sans compter que les épisodes de submersion, comme ceux provoqués par les tempêtes Katrina (États-Unis, 2005), Xynthia (Europe, 2010), ou encore par le typhon Haiyan (Asie, 2013) seront exacerbés par le changement climatique, prévoit le Giec.
À terme, des déplacements de populations dans le delta du Bangladesh, par exemple, ou sur des îles déjà menacées comme Tuvalu, dans l'océan Pacifique sud, sont inéluctables. L'île de Manhattan (États-Unis) ou Jakarta (Indonésie) sont menacées de submersion dès 2050. Mais ce n'est pas tout : la fonte des glaces terrestres groenlandaises provoquera un afflux d'eau douce susceptible de déstabiliser davantage les courants de surface et profonds de la Circulation méridienne de retournement de l'Atlantique (Amoc), un ensemble de courants marins dont fait partie le Gulf Stream.
Résultat : un rafraîchissement au nord et un réchauffement au sud, qui affectera notamment la croissance des trois principales cultures de base - le blé, le maïs et le riz, qui fournissent plus de 50 % des calories mondiales. "Pour le blé, l'impact sera planétaire, alors que pour le maïs et le riz ce sont l'Europe, la Russie et la partie nord de l'Amérique du Nord qui souffriront particulièrement " précise Hannah Ritchie de l'Université d'Édimbourg (Royaume-Uni).
16 points de basculement à surveiller Crédit : BRUNO BOURGEOIS. SOURCE : TIM LENTON, GIEC ET OCDE
La bonne nouvelle, c'est que des solutions existent
La température moyenne terrestre continue d'augmenter à un rythme de 0,17 °C par décennie. "Il est donc d'autant plus urgent de réduire drastiquement les émissions au cours de la décennie actuelle ", estime aujourd'hui l'OCDE. Le rapport "fournit des recommandations sur la façon dont les stratégies de gestion des risques climatiques peuvent mieux refléter les risques de points de basculement dans les domaines de l'atténuation, de l'adaptation et de l'innovation technologique. " Car la bonne nouvelle est que des solutions existent. Seront-elles appliquées ?
La France, dans un monde réchauffé de 2,6 °C
Sauf à changer de stratégie, le monde se dirige vers un réchauffement compris entre +2,4 °C et +2,8 °C d'ici à 2100, selon le Programme des Nations unies pour l'environnement. En France, pour un réchauffement planétaire de 2,6 °C, les températures moyennes augmenteraient entre 3,3 et 3,7 °C. Cela correspond à un doublement du réchauffement déjà constaté en France (1,7 °C supplémentaire depuis 1900). Les paysages en seraient totalement bouleversés, les agriculteurs changeraient d'espèces à cultiver, les forêts du Nord se peupleraient d'espèces méditerranéennes et les forêts méditerranéennes proprement dites disparaîtraient, tout comme les coraux, vraisemblablement.
Selon le Haut Conseil pour le climat, vers 2071-2100 en France, on compterait en moyenne entre 65 et 105 nuits par an avec des températures minimales supérieures à 20 °C sur tout le pourtour méditerranéen et le littoral corse. Des poussées du thermomètre gagnant 50 °C l'été auraient deux fois plus de chances de survenir.
Les risques de feux gigantesques atteindraient la Loire. Le littoral serait grignoté dans le Pas-de-Calais et le Nord. Une grande partie du marais poitevin, une partie de La Rochelle (Charente-Maritime) les alentours des communes de Redon (Ille-et-Vilaine) ou de Libourne (Gironde), des quartiers de Cannes ou encore l'aéroport de Nice (Alpes-Maritimes) se retrouveraient sous l'eau autour de la moitié du siècle. Le 1,5 million de métropolitains vivant dans des zones inondables littorales serait menacé.
A la fin du 21e siècle, la majeure partie de l'Hexagone pourrait avoir des températures estivales minimales supérieures à 20 °C, avec des pointes à 50 °C deux fois plus probables. Crédit : BRUNO BOURGEOIS. SOURCE : HAUT CONSEIL POUR LE CLIMAT