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Colombie amazonienne : avec les résistants de la forêt

Deuxième étape de notre voyage en Amérique du Sud, à la rencontre de ceux qui luttent contre la déforestation. Après le Cauca et sa coca, nous voilà en Amazonie colombienne, dans le département du Putumayo. Ici, la forêt est saccagée par des mines, des puits de pétrole et des cultures illicites. Mais elle est aussi défendue par des militants déterminés à se battre, au péril de leur vie, contre des paramilitaires et des guérilleros dissidents qui protègent les intérêts des exploiteurs.

Observer le paysage à travers le hublot du coucou bringuebalant qui nous menait à Puerto Asís aurait été parfait pour voir d’en haut le dépeçage de l’Amazonie et jouer les Yann Arthus-Bertrand de la déforestation. Malheureusement, j’ai passé tout le vol à vomir dans le sac prévu à cet effet (le rhum artisanal de la veille y était-il pour quelque chose ?). Après une journée à l’hôpital (où j’ai réussi à échapper aux couches-culottes que les médecins voulaient m’imposer, en corollaire d’une longue station allongée), j’ai enfin pu découvrir la région.

Des collines verdoyantes, des arbres luxuriants, des ­rivières émaillées de chercheurs d’or rivés sur leur tamis. Pas de doute, c’est bien l’Amazonie. On a tendance à l’associer au Brésil. C’est oublier que plus de 300 000 km2 du bassin amazonien (soit les deux tiers de la France) se trouvent en Colombie. Et réciproquement, 35 % du territoire colombien fait partie de l’Amazonie. Contrairement à un certain cliché, on n’y trouve pas que des arbres et des Indiens en pagne. Il y a aussi une activité économique, des villages, et même des villes.

Toute la question est là : comment vivre sans flinguer ce précieux environnement ? Selon la Convention sur la diversité biologique, la Colombie « détient le premier rang mondial pour la diversité des espèces d’oiseaux et d’orchidées, et le ­deuxième pour les plantes, les papillons, les poissons d’eau douce et les amphibiens ».

Il n’y a pas que les animaux et les plantes qui sont menacés. Ceux qui les défendent le sont aussi. La Colombie est le pays où les écologistes se font le plus buter. Raison pour laquelle ça n’a pas été très facile d’en rencontrer. Certains ont d’abord accepté, avant de décliner, par crainte de représailles (ce que l’on peut comprendre). Fina­lement, j’ai rendez-vous avec les « gardiens de l’Amazonie andine », à Mocoa, la capitale du Putumayo. Des femmes et des hommes, qui sont étudiant, vétérinaire, enseignant ou commerçant. Et dont je tairai les prénoms pour préserver leur sécurité. Ce sont d’ordinaires citoyens impliqués dans le monde qui les entoure, sympathiques et paisibles militants comme on en trouve partout. À la différence qu’en Colombie ils sont menacés de mort.

Car ici, les moustiques ne sont pas les seuls à pulluler. Il y a aussi les groupes armés. Les plus actifs sont les paramilitaires d’extrême droite des Comandos de la frontera et le Front Carolina-Ramírez, formé d’anciens membres de la guérilla marxiste des Farc qui ont refusé les accords de paix de 2016. Rien que dans le département du Putumayo, et depuis le début de l’année 2022, ces criminels ont tué 12 leaders sociaux et environnementaux et 5 anciens guérilleros1, et au moins une vingtaine de citoyens « ordinaires » . Petite comparaison pour donner un ordre d’idées : sachant que le département compte environ 300 000 habitants, cela correspondrait à un meurtre politique tous les quinze jours dans l’équivalent d’une ville comme Nantes.

Il faut donc éviter de croiser l’une de ces bandes armées. C’est ce que je me dis quand je me retrouve sur le siège passager d’une moto tout-terrain, en compagnie des « gardiens de l’Amazonie andine », sur les chemins de terre pour explorer les environs. De part et d’autre, des montagnes tapis­sées de forêts. Au détour d’un virage, nous nous arrêtons. Face à nous, une large entaille, plaie blanchâtre au milieu des pentes verdoyantes. Il s’agit d’une carrière. Un peu plus loin, une autre balafre : là, c’est du bois qu’on coupe. Et encore une autre : cette fois, on construit une route. Il est vrai que les voies de communication sont parfois très dangereuses dans la ­région. Comme celle qui relie Mocoa à Pasto, surnommée « trampolín de la muerte » (« le trampoline de la mort »), à moitié effondrée et bordée de ravins dont on ne voit pas le fond. Malgré tout, mes amis écolos s’opposent aussi à ces routes, car cela facilite l’accès aux exploiteurs de la forêt, et contribue à bousiller le peu qu’il en reste.

Ils m’invitent à regarder plus attentivement la zone déboisée : « Tu vois comme la montagne s’effrite. Elle est fragilisée par la déforestation. » Je comprends que ces saignées peuvent avoir des conséquences mortelles. Le 31 mars 2017, à la suite de pluies diluviennes, la ville de Mocoa a été dévastée par une gigantesque coulée de boue (323 morts et 103 personnes disparues). Des études ont établi que la catastrophe avait été favorisée par l’abattage des arbres, qui a rendu la montagne plus vulnérable aux glissements de terrain. Pour les écolos, il est évident que « si l’on ne veut pas que ce genre de catastrophe se reproduise, il faut reforester, pour que les arbres maintiennent la montagne ».

Malheureusement, ce n’est pas du tout l’avis des apôtres du développement. Mes accompagnateurs me conduisent au bord du Río Mocoa. Un immonde chantier s’étale sous mes yeux : les rives du fleuve sont en train d’être transformées en murs géants. Non seulement on coupe les arbres, mais on prétend résoudre les problèmes qui en découlent en rajoutant du béton ! Les « gardiens de l’Amazonie andine » luttent – évidemment -contre cette artificialisation des cours d’eau, car « ce béton crée d’autres problèmes sur l’environnement. Le río a maintenant une couleur grise, alors que normalement il est vert : c’est à cause des déchets déversés par les carrières en amont ».

« Nous nous oppo­sons ­aussi aux mines, car partout où elles sont, il y a de la pauvreté et de la violence. »

À propos de carrière, un nouveau monstre est en train de pointer le groin. On le doit à l’entreprise canadienne ­Libe­ro Copper & Gold, qui a entamé des prospections pour un énorme projet de mine. Elle compte extraire du cuivre, et aussi du molybdène, un minerai qui durcit l’acier. Sur son site Internet, la compagnie se réjouit qu’à Mocoa se trouve « l’un des plus grands gisements du monde non ­exploités ». Mais les écolos du Putumayo ne sont pas dupes : « Nous nous oppo­sons ­aussi aux mines, car partout où elles sont, il y a de la pauvreté et de la violence. »

Il y a aussi le pétrole. Dans la petite ville d’Orito, les ­forages sont carrément au milieu des habitations. Entre les étals de fruits et les enfants qui jouent, les machines infernales pompent jour et nuit. À côté, de pauvres hères ­n’attendent même pas que les clients des bouis-bouis quittent leur table pour piocher les restes dans leurs assiettes. Et l’on ne s’attardera pas sur la pollution de l’environnement (j’ai encore sur la langue le goût de station-service de ce poisson que j’avais eu le malheur de commander dans une autre ville pétrolière de Colombie). Ces puits sont gérés par la compagnie pétrolière chilienne Geopark. De sorte qu’à la pollution s’ajoute un fort sentiment de spoliation : « On sacrifie les personnes pour donner notre territoire à des entreprises étrangères qui ne pensent qu’à en exploiter les ressources. »

Ce tableau de l’Amazonie colombienne ne serait pas ­complet sans la coca. Comme partout dans ce pays, elle est également cultivée ici. Mais ce que je ne soupçonnais pas, c’est le lien entre pétrole et cocaïne. Mes interlocuteurs sont unanimes : tout s’est dégradé après le « plan Colombie », cet accord signé entre les gouvernements américain et colombien, en l’an 2000, pour éradiquer la production de drogue. Ce fameux plan consistait essentiellement à épandre un herbicide, du glypho­sate, dans l’environnement. L’objectif annoncé était d’éliminer les cultures de coca. Mais c’était évidemment absurde, car ce poison balancé par avion touchait forcément les autres productions agricoles. Jani Silva, éminente figure de la lutte paysanne du Putumayo (voir l’interview ci-dessous), m’explique la suite : « Le « plan Colombie » a servi à rendre les paysans vulnérables. Ils ne pouvaient plus cultiver. Et c’est à ce moment-là que les exploitations pétrolières ont commencé à se développer, au milieu des années 2000. Elles se sont présentées comme des super-héros, car elles allaient donner de l’emploi. Cela a aussi divisé les paysans, car certains sont devenus les employés de ces compagnies pétrolières et les ont soutenues. » De là, un gouffre encore plus vertigineux entre ceux qui défendent l’environnement et ceux qui contribuent à le massacrer.

Le résultat, c’est le déprimant spectacle d’une forêt morcelée, où ne subsistent que de rares parcelles sauvages hachées de routes dédiées à l’industrialisation. Imaginez Indiana Jones au bois de Vincennes. L’Amazonie colombienne a perdu environ 100 000 hectares de forêt en 2020, et autant en 2019. Pour se faire une idée, c’est dix fois la surface de Paris déforestée chaque année.

La seule note positive est l’espoir soulevé par l’élection de Gustavo Petro, premier président de gauche de ce pays. Lors de sa campagne électorale, il avait promis qu’il n’y aurait « plus de nouvelles exploitations de pétrole, ni d’exploitation minière à ciel ouvert à grande échelle ». Promesse historique. Une éventuelle déception le serait encore plus.

Les « gardiens de l’Amazonie andine » ne rêvent pas d’une mise sous cloche de la forêt, et ne tarissent pas de propositions « pour un développement durable de l’Amazonie, par exemple avec du tourisme communautaire, et la commercialisation de produits locaux ». Ces militants menacés de mort admettent tous qu’il « est difficile de ne pas avoir peur », mais ils ne flanchent jamais. En Amazonie, il n’y a pas que la biodiversité qui est exceptionnelle. Les humains qui la défendent le sont tout autant. •

1. Chiffres de l’ONG Indepaz. Sur la question des meurtres de leaders sociaux, il faut lire l’ouvrage d’Émilienne Malfatto Les serpents viendront pour toi (éd. Les Arènes), qui retrace la poignante histoire d’une femme assassinée (prix Albert-Londres du livre 2021).

Jani Silva est l’une des figures majeures de la lutte écologique en Amazonie colombienne. Cette pimpante quinquagénaire a fondé et dirige le territoire de la Perla Amazónica : 22 000 hectares, où vivent 800 familles réparties en 23 villages. Ce qui vaut à Jani de régulières tentatives d’assassinat. Elle nous reçoit dans sa maison de Puerto Asís, protégée par de solides grilles.

En quoi consiste la réserve de la Perla Amazónica ?

L’idée est d’assurer de bonnes conditions de vie aux paysans qui vivent là, que chaque famille puisse avoir son propre terrain, en interdisant les grandes parcelles pour éviter les concentrations. De plus, toutes les décisions sont prises de façon collective. Nous replantons aussi des arbres et développons des activités durables, comme l’élevage d’abeilles.

Quels sont les gens que cela gêne au point de vouloir vous tuer ?

Le gouvernement a donné des permis à des entreprises privées, comme des compagnies pétrolières, pour exploiter ce territoire. Ces entreprises sont notamment défendues par les paramilitaires des Comandos de la frontera. Ils ont publié des communiqués disant que la Perla Amazónica ne devait plus exister, que les paysans n’avaient plus le droit de se réunir, sinon ils allaient être tués ainsi que leur famille. Il y a pourtant une présence de l’armée, mais elle ne nous protège pas.

Est-ce que les groupes armés défendent les compagnies pétrolières, et, si oui, qu’est-ce qui permet de l’affirmer ?

Tous ceux qui s’opposent au pétrole sont menacés de mort. Les liens avec les bandes armées sont évidents. Par exemple, dans certaines fêtes, des membres de ces groupes armés qui étaient soûls se sont vantés d’avoir reçu beaucoup d’argent de la part des entreprises pétrolières.

Est-ce qu’il y a aussi des cultures de coca dans la zone ?

Oui. La plupart des paysans aimeraient ne pas en produire, mais ils n’ont pas le choix. Les groupes armés obligent chaque paysan à cultiver 1 hectare de coca. Comme ça, ils disent que tout le monde est dans le même bateau.

Comment est votre vie, au quotidien ?

C’est très difficile. Je suis menacée de mort en permanence. Un jour, en sortant de chez moi, je suis tombée sur un homme qui m’a dit qu’il était venu me tuer. J’ai pu m’en sortir, grâce à un voisin qui s’est interposé. Celui-ci a été assassiné par la suite. Depuis, je ne sors quasiment jamais de chez moi. Et quand je le fais, je suis escortée par quatre policiers.

Beaucoup de vos amis ont été assassinés. Pouvez-vous nous dire un mot de ceux dont la mort vous a le plus affectée ?

Je me souviens particulièrement de Marco Rivadeneira. Il s’opposait lui aussi à l’exploitation pétrolière. Le 19 mars 2020, il participait à une réunion avec des membres de sa communauté. Deux hommes sont arrivés, ils lui ont demandé de sortir, et lui ont tiré dessus. Ensuite, ils sont revenus dans la salle, et ils ont dit à toute l’assistance de ne plus jamais parler de Marco, sous peine de mort. Cela a été très dur. Il y a aussi Jorge Antonio Loaiza. Il était vice-président d’une communauté de la Perla Amazónica. Le 5 octobre 2021, alors qu’il rentrait chez lui, des hommes l’ont enlevé. Il a été retrouvé quelques jours plus tard dans la montagne, mort et ligoté, avec des marques de torture sur le corps.

Que sait-on des paramilitaires qui vous menacent ? Où vivent-ils ?

On sait qu’ils recrutent des membres en les payant 2 millions de pesos par mois, soit deux fois le salaire minimum en Colombie. Certains habitent dans des maisons dont la localisation est connue de tous.

Pourquoi est-ce que l’armée ne les arrête pas, si on sait où les trouver ?

(Jani se marre, comme si je venais de sortir une grosse vanne.) Ils ont beaucoup de complices dans la police, l’armée et le gouvernement qui travaillent pour eux en échange de grosses sommes d’argent.

Est-ce qu’il serait possible d’aller avec vous dans la Perla Amazónica ?

Non, ce serait trop dangereux pour les paysans. Les paramilitaires seront forcément informés de cette visite. Vous, vous allez rentrer en France, mais quand vous serez parti, les groupes armés risqueraient de se livrer à des représailles.

Propos recueillis par A. F.