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Comment se forge un consensus scientifique

Temps de lecture: 10 min

Depuis 2020, la question de la qualité de l'information médicale et scientifique s'est posée de manière cruciale et urgente face à une pandémie de Covid-19 qui a touché presque tous les aspects de nos vies, où que nous vivions et qui que nous soyons, à titre individuel tant que collectif.

Cruciale parce qu'elle nous a bien appris que la désinformation tuait en contribuant à faire adopter des comportements dangereux qui exposent au virus, avec des conséquences parfois létales. Urgente parce que face à un virus qui s'est répandu à grande vitesse sur toute la surface du globe, il a fallu agir vite et bien pour protéger, prévenir, traiter, accompagner.

Face à cette double contrainte et dans un contexte plein d'incertitudes, le métier de scientifique, comme celui de journaliste, consistait à contribuer à porter à la connaissance du public les faits et les données qui collaient le plus à l'état actuel de la science et à offrir des analyses les plus objectives possibles.

Patiente construction

Si prétendre à une objectivité personnelle et individuelle est, nous le savons, un leurre, il était de leur rôle, autant que possible, de mettre en avant une objectivité scientifique, parfois appelée «consensus scientifique», qui, nous le verrons, n'est pas une vérité infaillible ni un quelconque dogme, mais bien davantage le fruit d'une construction collective, voire d'une intersubjectivité assumée.

Concernant le Covid-19, certaines connaissances acquises font désormais l'objet d'un consensus, c'est-à-dire qu'elles relèvent de positions très majoritairement partagées, d'un accord général mais pas nécessairement unanime, au sein de la communauté scientifique mobilisée. Dans d'autres cas, des incertitudes persistent, des faits restent contradictoires et ne parviennent pas à créer de tels consensus auprès d'experts divisés.

Transmission interhumaine, transmissibilité, temps d'incubation et de contagiosité, efficacité des confinements en phase prévaccinale, ventilation et pertinence du port du masque en milieu clos sont autant de points qui ont réussi à coaliser de larges consensus d'experts autour d'eux. Ce qui ne signifie pas qu'ils ne peuvent pas être critiqués, voire remis en question. Rappelons-nous ce que le discours officiel disait du masque en mars 2020. Souvenons-nous de la manière dont ce n'est que petit à petit que la transmission par aérosol s'est imposée comme la voie quasi exclusive de contamination par le coronavirus.

Si tous ces points peuvent évoluer au rythme des nouvelles connaissances, d'autres font encore l'objet de discussions. Pensons à la vaccination. Il nous semble difficile aujourd'hui de nier son rapport bénéfices-risques favorable, mais son degré d'efficacité contre l'infection est pour le moins discuté –et le restera probablement tant il dépend de la nature des souches virales circulantes. Nous avons encore besoin, par exemple, d'un consensus d'experts concernant la nécessité et le rythme des rappels pour que chacun et chacune conserve une protection optimale.

Mais alors, comment construire des consensus scientifiques autour de questions pressantes en temps de crise sanitaire? Car, et notamment pour ce qui a trait à la pandémie, ils sont destinés à éclairer les décisions publiques en matière de santé.

Ces méthodes qui montrent leurs limites

La méthode scientifique nous enseigne, dans les livres, l'approche hypothético-déductive. Ainsi, le chercheur, dans son laboratoire, formulerait une hypothèse qui, si elle s'avérait exacte, conduirait à des prévisions, par exemple à propos de la date et l'heure d'une prochaine éclipse, ou de l'efficacité d'un médicament.

Le chercheur doit construire ensuite une expérience destinée à valider cette hypothèse. Il la rejetterait si, d'aventure, les observations s'avéraient en contradiction avec les prévisions envisagées. Ainsi, selon le philosophe autrichien des sciences Karl Popper, une théorie n'est scientifique que si elle peut être réfutée par l'expérience.

Depuis plusieurs décennies désormais, aucun médicament n'est autorisé par les agences de sécurité sanitaire s'il n'a pas fait l'objet de plusieurs essais randomisés en double aveugle contre placebo. À tel point que c'en est devenu un étalon-or de la relation de cause à effet entre un médicament et la guérison ou le soulagement d'une maladie.

Mais la méthode hypothético-déductive montre aussi ses limites. Il n'est en effet pas toujours possible ni faisable d'obtenir des réponses aux questions que les scientifiques se posent par un essai randomisé.

Soit parce que le temps presse, comme lorsque les autorités chinoises, avant les italiennes, danoises, puis celles du reste du monde, ont décidé le confinement comme riposte d'urgence à la crise sanitaire au premier trimestre 2020. Soit parce que le bon sens l'emporte, partagé par une écrasante majorité –le terme étant sans doute impropre–, lorsque l'on pense par exemple au recours au parachute plutôt qu'à la chute libre en sautant d'un avion. Ce que l'on appelle ici le bon sens, ou la majorité large, se formalise chez les scientifiques par la notion de consensus.

La thèse de Karl Popper ne reflète pas toujours la réalité de la recherche au quotidien. On peut même dire que de nombreux arguments de la sphère complotiste se sont appuyés sur la thèse de Popper, lorsque, recourant à une pratique appelée «cherry picking», ils ont recherché les observations confortant leurs arguments, pour prétendre rejeter les théories qu'un large consensus continuait à considérer comme valable.

Il convient d'apprécier le consensus scientifique comme étant probablement la moins mauvaise des approches disponibles.

Enfin, l'approche hypothético-déductive peut aboutir à une impasse. Prenons l'exemple de l'héliocentrisme face au géocentrisme. Le géocentriste fera valoir que l'expression «le soleil se couche» décrit bien l'observation que nous faisons tous, que le Soleil en fin de journée termine sa course autour de la Terre pour aller se coucher derrière l'horizon. Sa théorie semble donc bien confortée par l'observation.

Mais l'héliocentriste n'a-t-il pas tout aussi raison lorsqu'il considère que l'observateur est sur une sorte de tapis roulant qui défile devant le Soleil? Pour lui, c'est bien l'observateur qui entraîne avec lui, dans sa course, son propre horizon à venir se cacher du soleil, immobile au centre de l'univers. Dans les deux cas, l'observation semble valider les deux théories opposées et ne permet pas de les départager.

La démarche scientifique n'est donc probablement pas uniciste. Ni l'approche hypothético-déductive ni la thèse de Karl Popper ne permettent de couvrir tout le champ des sciences. Dans ce cadre, si l'on veut éclairer, ou tout du moins informer la décision publique, notamment dans un contexte de crise, il convient d'apprécier le consensus scientifique comme étant probablement la moins mauvaise des approches disponibles.

«Le meilleur indicateur de vérité que nous ayons»

Les scientifiques ont formalisé plusieurs modalités d'obtention de leur consensus, souvent méconnues du public –même s'il connaît bien désormais les conseils scientifiques et autres task forces déployées pendant la crise liée à la pandémie. Parmi ces méthodes, on peut notamment citer:

  • Les conférences de consensus qui, telles qu'elles sont par exemple utilisées par la Haute Autorité de santé, consistent à convoquer des jurys chargés d'élaborer des recommandations au terme d'une présentation publique de rapports d'experts présentant la synthèse des connaissances sur une question donnée. L'analyse critique de la littérature existante sur le sujet, ainsi réalisée, permet d'élaborer des réponses.
    Un atout de ce type de méthode est que le déroulement de la séance publique tient à la fois de la conférence scientifique (avec évaluation du niveau de preuve scientifique des éléments de réponses), du débat démocratique durant lequel chaque participant (les experts et l'auditoire présent) peut exprimer son point de vue, et du modèle du tribunal, avec la constitution d'un jury.
  • La procédure Delphi, développée par la Research and development (RAND) Corporation, cercle de réflexion californien créé après-guerre dans le domaine militaire, est utilisée dans le domaine de la santé depuis la fin des années 1970, initialement dans le cadre de la recherche en soins infirmiers, puis largement ensuite, y compris pendant la pandémie.
    L'idée est d'organiser la consultation d'experts sur un sujet précis, mais sans les réunir physiquement et dans le respect de l'anonymat de leurs réponses, pour éviter le biais potentiel dû à l'effet «leader d'opinion» que l'on rencontre dans les conférences de consensus.
    Concrètement, il s'agit, selon la définition de l'Institut international pour l'analyse des systèmes appliqués, de «mettre en place une série d'interrogations répétées, habituellement au moyen de questionnaires, d'un groupe d'individus dont les avis ou les jugements sont d'intérêt. Après l'interrogation initiale de chaque individu, chaque interrogation suivante est accompagnée de l'information concernant les réponses du tour précédent. L'individu est ainsi encouragé à reconsidérer et, si approprié, à changer sa réponse précédente à la lumière des réponses des autres membres du groupe.»
    La capacité de cette procédure à être menée à distance la rend facile à mettre en œuvre, notamment dans le contexte de la récente pandémie, et permet la consultation d'experts travaillant sur toute la planète. La dénomination de cette méthode, qui vient de l'oracle de Delphes, est un clin d'œil sympathique –car modeste et humble– quant à la force des conclusions qu'un tel consensus peut apporter dans le champ de la connaissance.
  • La technique du groupe nominal, généralement préconisée pour des problèmes nécessitant la genèse ou la hiérarchisation d'informations, qui sert à la fois à produire de la connaissance (mode exploratoire) et à formaliser un consensus. Elle se montre utile lorsque certains membres du groupe sont beaucoup plus bruyants que d'autres, afin d'éviter d'éventuelles discriminations, ou quand la question posée est controversée.
  • Les revues systématiques de la littérature (en anglais Systematic Reviews et Scoping Reviews) entrent aussi dans le cadre de la recherche d'un consensus scientifique.
    Il s'agit ici d'un travail entièrement bibliographique qui vise, de manière transparente et reproductible, à balayer l'ensemble de la littérature scientifique publiée sur un sujet, sur une période donnée. Éventuellement, les revues systématiques permettent de produire une estimation moyenne tirée des publications retenues. Dans ce dernier cas, la technique statistique s'appelle la méta-analyse.

Ces méthodes, choisies selon le contexte et la question posée, permettent donc de coconstruire un consensus scientifique sur un sujet précis. Consensus qui, comme nous le disions, tend à relever d'une objectivité scientifique en tant qu'il s'agit non pas de l'expression de la subjectivité d'un expert mais, in fine, d'un discours intersubjectif visant à rapporter un état de fait. En cela, nous pourrions dire, comme l'historienne des sciences Naomi Oreskes, que le «consensus scientifique est le meilleur indicateur de vérité que nous ayons».

Partant de là, nous voyons bien que le consensus scientifique n'est ni un dogme ni une vérité immuable et absolue: il peut être discuté –sur la base d'arguments solides et d'hypothèses dûment vérifiées–, et il peut évoluer. En outre, il n'est pas là pour dire ce que tel ou tel groupe veut entendre, flatter ou avoir une quelconque vocation éthique ou morale.

Comme Copernic, vouloir à tout prix avoir raison seul contre tous

La notion de consensus est critiquée par certains. L'argument que l'on entend très régulièrement est celui-ci: «L'héliocentriste Copernic n'avait-il pas raison, seul contre le consensus géocentrique de son époque?» Mais au-delà de ce type d'exemple qui permettent de confirmer qu'il ne faut jamais considérer un consensus comme une vérité infaillible, il faut aussi en entendre d'autres, qui se sont exprimés durant la pandémie et qui remettaient en question les consensus d'experts tous issus de l'establishment, proposant des mesures restrictives ciblant surtout les jeunes, les pauvres, les femmes, les minorités, les économies informelles des pays du Sud.

Ces critiques ne sont pas infondées. Rappelons-nous de la première équipe de l'administration Trump constituée de douze hommes blancs de plus de 50 ans… Si l'on reconnaît les failles toujours possibles du consensus scientifique, si l'on accepte l'idée de la subjectivité de nos analyses, y compris devant des faits scientifiques, si l'on envisage les biais de disciplines, mais aussi de genre, de culture, d'éducation et de classe sociale, alors il devient très important de réfléchir, lors de l'élaboration d'un consensus, à la représentativité des experts qui y participent.

Si l'on envisage les biais de disciplines, de genre, de culture, d'éducation et de classe sociale, il devient très important de réfléchir, lors de l'élaboration d'un consensus, à la représentativité des experts qui y participent.

Le public a parfois découvert avec surprise, à l'occasion de la pandémie, l'existence d'un débat scientifique vif entre les experts sur des sujets pour lesquels on pouvait penser qu'il n'aurait pas lieu. Le débat sur l'hydroxychloroquine était particulièrement éclairant. Parti de France, il a rapidement pris une dimension planétaire, dans un climat particulièrement clivé.

L'idée du repositionnement d'anciens médicaments qui pourraient s'avérer actifs contre le Covid-19 était séduisante. En effet, la recherche et le développement de nouveaux traitements prend des années et le temps pressait. On ne savait pas, début 2020, si on obtiendrait un jour un vaccin –les exemples du sida, mais aussi du paludisme ou du chikungunya invitaient à la prudence et à l'humilité dans ce domaine. Les premiers candidats allaient donc être des médicaments repositionnés, c'est-à-dire détournés de leur indication initiale et proposés pour prévenir ou traiter le Covid-19 et ses conséquences.

L'hydroxychloroquine, après de premiers tests prometteurs en laboratoire, s'alignait donc logiquement sur la ligne de départ. Mais un microbiologiste de renom s'est lancé dans une sorte de croisade pour défendre l'idée que cet ancien médicament, facile à produire, très bon marché, était la solution au problème de la pandémie émergente et qu'il convenait de la déployer sans délai. Le dérapage verbal fut introduit dès les premières diatribes du savant de Marseille sur le sujet.

Il se posait alors comme le défenseur des petites gens et des pays pauvres, face aux lobbies de l'industrie pharmaceutique et à leurs valets, ces experts conformistes de la pensée dominante. La communauté scientifique pouvait entendre l'argument de l'urgence sanitaire, la nécessité d'un usage compassionnel aussi, à condition qu'en parallèle, l'équipe de recherche se soumette à une évaluation rigoureuse de leur théorie et, en l'occurrence, à l'essai thérapeutique contrôlé.

Mais l'équipe française rejetait aussi les modalités de l'évaluation thérapeutique telle que les agences de sécurité sanitaire les préconisaient partout dans le monde, pour tous les médicaments, depuis plusieurs décennies. On peut penser que cherchant à se vêtir des habits d'un nouveau Copernic ou Galilée, Didier Raoult a sans doute voulu prétendre avoir raison, seul contre tous. Mais les connaissances ont rapidement convergé pour rejeter l'efficacité de l'hydroxychloroquine.

L'obstination du chercheur marseillais l'a entraîné dans un naufrage dont il ne s'est pas sorti. Voilà pourquoi le consensus scientifique reste encore probablement la moins mauvaise des solutions, un peu comme Churchill le disait de la démocratie, le pire système de gouvernement, à l'exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l'histoire.