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Contrairement aux apparences, «E.T.» n'est pas un film pour enfants

Temps de lecture: 5 min

Quand E.T. débarque sur les écrans européens le 1er décembre 1982, peu de gens savent que le futur blockbuster de la pop culture (360 millions de dollars générés au box-office) est le fruit d'un film d'horreur de Steven Spielberg avorté: Night Skies, l'histoire d'une famille recluse dans sa ferme, persécutée par sept aliens aux velléités destructrices et conquérantes.

Rencontres du troisième type est encore dans toutes les têtes, l'espace fascine toujours plus l'industrie cinématographique, et Hollywood se dit probablement qu'il y a là la possibilité d'en faire une franchise.

De l'horrifique au féérique

Le problème, c'est que le réalisateur, alors en plein tournage du premier volet d'Indiana Jones en Tunisie, n'a aucune envie de filmer l'invasion d'extraterrestres tortionnaires, capables, comme il est écrit dans le script original, de disséquer des vaches et des humains.

Aux côtés de son éternelle complice, Melissa Mathison, il réécrit le scénario, s'éloigne de l'horrifique et privilégie la piste d'un conte féérique où les sept aliens seraient remplacés par un seul extraterrestre, profondément gentil. Histoire de le rendre le plus aimable possible, l'équipe du film a même interrogé divers enfants, soucieuse de connaître les super-pouvoirs prisés par ces derniers. Réponse: la capacité à soigner les blessures.

Dès lors, l'idée de Spielberg n'est plus de filmer un envahissement, ni de capturer l'effroi d'une population, mais bien de raconter l'histoire d'une amitié entre un être venu de l'espace, qui répare les bobos et ressuscite les fleurs, et un pré-ado solitaire, replié sur lui-même et incapable de gérer ses sentiments.

Lors d'un entretien, le réalisateur ira même jusqu'à confier qu'il puise ici dans une expérience personnelle, comme extraite d'une enfance passée à chercher au cinéma des compagnons de vie impossibles à trouver au quotidien: «J'en appelais aux étoiles pour me trouver un ami. Quelqu'un pour m'accompagner, un copain surnaturel qui me ferait découvrir des choses incroyables, et vice versa.»

Paranoïa, angoisses sécuritaires et adultes sans visages

L'erreur serait toutefois de considérer E.T. comme un film mièvre, celui d'un éternel ado déterminé à ne pas vieillir (rappelons, à toutes fins utiles, que Spielberg réalisera Hook en 1991). E.T., c'est certes le récit intime d'une blessure d'enfance, mais c'est également une œuvre émancipatrice, un film que l'Américain, alors célibataire et sans enfant, envisage comme ses «dernières vacances avant de devenir un adulte responsable».

L'erreur serait aussi de penser que le nouveau chouchou d'Hollywood se contente d'appliquer à la lettre les conseils de François Truffaut, son idole, lorsque ce dernier l'incite «à faire des films avec des enfants dedans». Il suffit même d'appuyer sur «lecture» pour le constater: il faut attendre la huitième minute pour enfin entendre une voix, apercevoir une présence rassurante dans cette succession de scènes où des extraterrestres et des scientifiques (à peine suggérés par un ballet de lumières rouges et blanches) semblent jouer au chat et à la souris au sein d'une forêt plongée dans l'obscurité, tandis que la musique de John Williams, volontiers horrifique, se charge d'intensifier l'ambiance.

Capture d'écran Universal Pictures France via YouTube

C'est que E.T. est loin d'être un conte naïf, n'en déplaise aux médias américains qui ne voient là qu'un film de Noël, pas très profond et impossible à prendre au sérieux. C'est oublier un peu vite que le regard porté par Spielberg sur le monde des adultes est tout sauf anodin: paranoïaques, complotistes, redoutables et effrayés par ce qu'ils ne connaissent pas, les «grands» passent la majorité du film à traquer E.T.

Qu'importe qu'ils enregistrent les conversations de la population, se trimballent en combinaison de cosmonautes, s'équipent de lampes torches ou surplombent la ville, chaque scène à leurs côtés semble avoir été pensée dans l'idée d'accroître leur présence menaçante. Pour cela, Spielberg a même l'idée géniale de ne jamais montrer leur visage (sauf à la fin du film, mais toujours de manière furtive, si bien qu'il est impossible de réellement les distinguer). Parce qu'il faut, là encore, accentuer leur hostilité, mais aussi parce que les adultes du film ne sont bien évidemment pas ceux que l'on croit.

La famille adoptive d'E.T. en atteste: entre un père absent et une mère dépassée, Elliott, Gertie (jouée par une Drew Barrymore qui, lors des auditions, a prétendu faire partie d'un groupe de punk... à seulement 6 ans!) et Mike sont les véritables héros du film, ceux dont la bienveillance et l'entraide contrastent avec les travers de l'Amérique, ce pays où l'on bégaie encore et toujours au moment de parler du respect de la différence.

Ode aux enfants perdus

Contrairement à sa réputation, celle d'un cinéaste de l'enchantement, Spielberg profite d'E.T. pour inviter une fois de plus le spectateur et la spectatrice à se mettre dans la peau de celui qui est rejeté. À travers ce gentil petit extraterrestre, c'est donc un peu l'exilé, l'étranger, le marginal, voire un peu lui-même qu'il filme dans un évident souci de tourner le dos au conformisme, de prôner l'unité et de pointer du doigt l'opacité des manœuvres gouvernementales.

Capture d'écran Universal Pictures France via YouTube

Sur le fond, E.T. est aussi l'occasion pour Spielberg de mettre un bon coup de canif dans les traditions hollywoodiennes, toujours prêtes à se servir de l'invasion extraterrestre pour propager l'idéologie américaine. En 1982, alors que les États-Unis se recroquevillent sur eux-mêmes face à la crainte d'un potentiel danger extérieur (les aliens, le communisme, etc.), le réalisateur des Dents de la mer prend ainsi la tangente, et fait des aliens des êtres bienfaiteurs, capables à eux seuls de souligner le climat paranoïaque et catastrophique dans lequel le pays de l'Oncle Sam est en train de sombrer.

E.T., ce n'est pas Alien, The Thing ou Poltergeist (coécrit et coproduit par Spielberg): les extraterrestres ne sont pas décrits ici comme des prédateurs ou des envahisseurs. Ce n'est pas d'eux dont il faut se méfier, mais bien des adultes, de ceux qui «vont faire des expériences sur lui», obnubilés par l'idée de trouver E.T. pour le disséquer, à l'image de ces grenouilles proposées aux enfants lors d'un cours de biologie.

Par d'infimes détails, le réalisateur se plaît ainsi à avancer une réflexion sociologique: l'idée selon laquelle, en devenant adulte, l'être humain perdrait nécessairement cette porosité au monde, celle que les enfants ont en eux, celle qui les encourage à parler avec tout ce qui les entoure, y compris quand il s'agit d'un être étrange venu d'une autre planète.

Or, chez Spielberg, l'enfant n'est jamais une personne fragile à éduquer, modeler ou instruire. Au contraire: «Les enfants sont généralement plus spontanés que les adultes car ils n'ont pas encore l'âge de s'autocensurer, de s'empêcher de dire ci ou ça parce que c'est déplacé, explique-t-il dans l'excellent documentaire E.T., un blockbuster intime, réalisé par Arte. Ils disent ce qu'ils pensent et si j'arrive à capter leurs bêtises, le film gagnera en spontanéité.»

Capture d'écran Universal Pictures France via YouTube

Avec E.T., Spielberg ne fait donc pas qu'amorcer un changement de regard sur la vie extraterrestre, désormais moins effrayante que potentiellement bénéfique à l'humanité (pensons à Alf ou à Starman de John Carpenter): c'est aussi là un film qui ouvre la voie à d'autres portraits d'enfants perdus, qu'ils soient mis en scène par ses soins (Empire du soleil, A.I., Hook), ses proches collaborateurs (Les Goonies, Gremlins) ou ses héritiers (Super 8, Stranger Things), probablement marqués à vie par l'universalité du récit de E.T. l'extraterrestre.

On parle tout de même là d'un film qui a réuni plus de 123 millions de spectateurs en Amérique, relancé la fréquentation des salles en Grande-Bretagne et incité les jeunes Suédois à descendre dans la rue, vexés par l'interdiction aux moins de 11 ans imposée par leur gouvernement. À croire que le pouvoir de rêver, si cher à Spielberg, se devait de prendre une fois de plus le pas sur l'angoisse sécuritaire des adultes.