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Coquille Saint-Jacques : « le coup de poker » des marins-pêcheurs

Après la civelle et face aux multiples abus, la coquille Saint-Jacques s’est imposée comme l’une des pêcheries les plus surveillées et contrôlées en France.
Après la civelle et face aux multiples abus, la coquille Saint-Jacques s’est imposée comme l’une des pêcheries les plus surveillées et contrôlées en France.

Photo F. P.

Deux dragues en acier sont jetées par-dessus bord. Durant huit minutes, ces engins de pêche vont racler les fonds à dix mètres de profondeur et sur près d’un kilomètre.
Deux dragues en acier sont jetées par-dessus bord. Durant huit minutes, ces engins de pêche vont racler les fonds à dix mètres de profondeur et sur près d’un kilomètre.

Photo F. P.

Avant même d’embarquer, Frédéric Sopena avait enregistré 530 kilos de commandes.
Avant même d’embarquer, Frédéric Sopena avait enregistré 530 kilos de commandes.

Photo F. P.

Pour pêcher la coquille Saint-Jacques, le patron du « Piranha » a dû débourser 120 euros pour une licence et 1.380 euros pour financer le réensemencement des fonds marins.
Pour pêcher la coquille Saint-Jacques, le patron du « Piranha » a dû débourser 120 euros pour une licence et 1.380 euros pour financer le réensemencement des fonds marins.

Photo F. P.

Les premières marées sont toujours un coup de poker. Est-ce qu’on va mettre dans le mille ? La mer est vaste, les coquilles se déplacent », assure Frédéric Sopena, le patron du « Piranha », un chalutier de 12 mètres arrimé au port de Chef-de-Baie, à La Rochelle. Moteurs fumants, une partie de la flottille y guette les horloges et s’apprête à prendre le large, telle une armada. Lundi dernier, en Charente-Maritime, débutait la campagne locale de pêche à la coquille Saint-Jacques. D’ici au 28 décembre, 44 navires patentés – dont 13 venus des Pays-de-la-Loire – auront le droit d’écumer les fonds des seuls pertuis breton et d’Antioche. Aucun quota ne leur est imposé. Mais les marins-pêcheurs n’auront que « 18 marées » pour travailler, la plupart étant limitée à des créneaux de 2 heures. Après la civelle et face aux multiples abus, la coquille Saint-Jacques s’est imposée comme l’une des pêcheries les plus surveillées et contrôlées en France, à quai, en mer et depuis les airs.

« Nous avons appris de nos erreurs. Trop de coquilles et les prix s’effondrent. Nous savons nous autogérer, on ne défonce pas la ressource pour rien », insiste Frédéric Sopena en filant droit sur le banc du préau, entre La Rochelle et l’île de Ré. Lui a entamé sa carrière en 1983 : « Une autre époque, on faisait ce qu’on voulait. » Les temps ont changé : le quinquagénaire et ses trois matelots n’auront que « 120 minutes pour sauver la journée ». Ce contre-la-montre débute officiellement à 10h30 ce jour-là. Groupés, les navires se positionnent, patientent et s’épient, prêts à en découdre sur une mer d’huile. Qui aura du flair ? Qui pourra compter sur la chance ?

Top départ : « Vas-y ! Balance », hurle Frédéric Sopena en mettant les gaz. Deux dragues en acier sont jetées par-dessus bord. Durant huit minutes, ces engins de pêche vont racler les fonds à dix mètres de profondeur et sur près d’un kilomètre. À bord du « Piranha », les regards plongent vers l’inconnu, en silence. « C’est la grande angoisse, heureusement que je ne suis pas cardiaque », souffle le capitaine.

Avant même d’embarquer, Frédéric Sopena a enregistré 530 kilos de commandes. Ce professionnel conditionne et vend l’essentiel de ses coquilles « en direct », à 5 euros le kilo. L’opération s’avère plus rentable et permet d’éviter les cours fluctuants de la criée. « Année après année, nous avons fidélisé une clientèle. Les commandes sont blindées pour les deux prochaines semaines. Même avec l’âge, ça m’empêche toujours de dormir », plaisante-il avant d’actionner un treuil et de remonter les dragues.

Pêche ultra-encadrée

Déversée sur le pont, la première pêche se dévoile enfin. Les jurons fusent, cris du cœur pour conjurer le sort. « Ça ne va pas être un grand millésime », s’agace le quinquagénaire qui vire immédiatement de bord pour renouveler l’opération. Les matelots, eux, n’ont pas le temps de tergiverser. Huit autres minutes s’offrent à eux avant la prochaine bordée. À leurs pieds : des pierres et de la boue, quelques crabes, des araignées de mer et un monceau de coquilles Saint-Jacques, vides pour la plupart.

Il faut trier, à genoux, et dégager la perle rare. Les prises sont ensuite calibrées – le diamètre réglementaire est de 10,5 centimètres – et nettoyées. Rudy Drapeau, 50 ans, et Julien Andreu, 38 ans, s’activent avec dextérité. Pêcheur et mécanicien de marine, le premier a sillonné les océans du globe. Le second, cuisinier de métier, a navigué sur « L’Hermione » et multiplie depuis les jobs en mer, son virus. « La coquille, c’est une première. Ils cherchaient un matelot, je suis venu pour dépanner. C’est pas mal, plus agréable que la pêche au filet », sourit-il.

À leurs côtés, le fils du patron acquitte lui aussi sa corvée. Valentin Sopena succédera un jour à son paternel. « Mais pas immédiatement. Pour patronner, je dois avoir 21 ans. Il faut de l’expérience aussi, connaître les marées, les vents, les courants », souligne-t-il. Âgé de 20 ans et bardé de diplômes, il ne cache pas ses inquiétudes quant à l’avenir de la pêche française : « Je me pose beaucoup de questions, il faut être un bon marin pour s’en sortir… »

450 kilos la sortie

D’autant qu’un bateau neuf, aux normes, se négocie désormais entre 700.000 et 1 million d’euros, selon ses équipements. « Nous n’avons pas ici les ressources pour amortir un tel investissement », regrette Frédéric Sopena qui espère pouvoir transmettre le « Piranha » à son fils.

Ce chalutier en bois a été construit en 1970. Le quinquagénaire l’a racheté en 2012 et a conservé son nom : « L’ancien propriétaire a fait une belle carrière, on ne change pas le nom d’un bateau qui marche ». Pour pêcher la coquille Saint-Jacques, il a dû débourser 120 euros pour une licence et 1.380 euros pour financer le réensemencement des fonds marins. Frédéric Sopena « brûle » également près de 100 litres de gasoil par sortie. Échaudés par ces coûts, les règlements, la viabilité des gisements de Saint-Jacques et par la crise traversée l’an dernier (1), onze navires n’ont pas rempilé cette saison – 59 licences ont été encore accordées en 2019.

La paye est, elle, indexée sur les prises : « Le bateau prend 55 %, l’équipage 45 %. Moi, je me verse la même part que les gars. Sans matelots, y’a pas de patron », insiste Frédéric Sopena. À la barre, entre deux manœuvres, le quinquagénaire multiplie aussi les coups de téléphone auprès « des copains », sonde le moral et guette les bons tuyaux. Réputés taiseux, les marins-pêcheurs sont en réalité de véritables commères. « Il faut démêler le vrai du faux », tempère en riant le capitaine du « Piranha ».

Mal engagé, le navire accumulera malgré tout près de 450 kilos de coquilles Saint-Jacques durant le temps de pêche imparti, assorti d’un joli rabais charentais. « Tout le monde grappille quelques minutes pour arrondir les commandes, concède Frédéric Sopena. Le principal, c’est de ne rien casser et de ne blesser personne. Le reste, c’est du bonus. »

(1) Les seuils élevés de toxines ASP (Amnesic shellfish poison) ont compromis la saison dernière.