France
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« Dans les sociétés techniciennes, chaque problème, y compris la mort, doit recevoir une solution technique »

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Qui pourrait oublier l’incipit du Mythe de Sisyphe à l’heure où l’on s’apprête à légaliser l’euthanasie ? Certes, des limites seront posées par le législateur mais il suffit d’observer la tendance des textes depuis la fin des années 1970 pour se convaincre qu’elles seront franchies et qu’aucun comité d’éthique ne viendra, à terme, contrecarrer ce mouvement inexorable en faveur d’une « assistance médicalisée active à mourir ». Dans nos sociétés sécularisées, la règle selon laquelle Dieu seul donne la vie, et c’est lui seul qui peut la reprendre, a été remplacée par le droit de mourir dans la dignité.

Les Grecs anciens réclamaient le droit de choisir leur mort. D’un point de vue philosophique en effet, le suicide reste l’acte libre par excellence d’un individu qui, paradoxalement, entend par ce geste conserver ou reprendre la maitrise de sa vie. Mais les temps ont changé. Du reste, à la fin du XIXe, Durkheim avait déjà magistralement analysé les déterminants sociaux du suicide. On vit et on meurt, seul parfois, mais l’on meurt toujours en société. C’est la raison pour laquelle la question d’une législation sur « l’aide active à mourir » est une question politique, donc sociale autant qu’une question éthique et médicale. Alors que l’on voudrait tous mourir chez soi, entouré des siens, et si possible en bonne santé, il faudrait sans doute garder à l’esprit que la mort, en France, a majoritairement lieu en milieu hospitalier ou en Ephad, et parfois dans des conditions effroyables.

Extension de nouveaux droits

Ce simple constat devrait nous interdire de raisonner uniquement à partir d’une abstraction philosophique comme celle du petit bonhomme sartrien s’affirmant tout au long des chemins de la liberté, pouvant décider souverainement de son sort jusqu’au stade ultime. Les partisans actuels d’une autorisation de l’euthanasie font valoir un principe d’égalité voulant que les personnes invalides ne soient pas privées d’un droit réservé aux seuls valides. Cette revendication s’inscrit du reste dans la logique de l’extension continue de nouveaux bénéficiaires de droits (esclaves, femmes, enfants, minorités ethniques ou sexuelles, animaux, etc.) inséparable de l’histoire du libéralisme.

Mais elle participe également d’une logique souvent ignorée mais pourtant agissante, celle des sociétés techniciennes voulant qu’au nom de la recherche de l’efficacité, chaque problème, y compris la mort, reçoive une solution technique. Conformément à la loi de Dennis Gabor, tout ce qui est techniquement réalisable sera fait. Tout ce qu’il est possible de faire doit être fait. Un comité d’éthique pourra simplement freiner l’échéance. Du reste, l’avis 139 du CCNE relève au passage qu’en raison de « contingences économiques, structurelles et organisationnelles » aggravées par la pandémie, l’éthique du cure « dont la visée principale est de traiter pour guérir par la puissance technique » s’est substituée à l’éthique du care (ou de la sollicitude).

Une nouvelle norme sociale

Qui oserait s’affirmer contre le droit de ne pas souffrir et celui de mourir dans la dignité ? Certainement pas l’auteur de ces lignes qui se demande seulement si, en médicalisant davantage la fin de la vie, nos sociétés n’ouvrent pas une porte qu’elles ne pourront jamais plus refermer. N’est-ce pas un pas de plus vers Le meilleur des Mondes (Aldous Huxley, 1932) avec son fameux soma, parodie technicienne des saintes espèces chrétiennes, qui ne se contenterait pas de permettre de vivre dans un état psychologique paradisiaque mais qui, sous une forme modifiée, permettrait de mourir en pleine euphorie ?

Cette façon de mourir ne deviendra-t-elle pas sinon une obligation légale, au moins une norme sociale ? Est-il bien raisonnable de vouloir souffrir et de causer dommage à la société en mobilisant inutilement des personnels hospitaliers et des médicaments coûteux, sans compter la perception d’une retraite ? Cette vie n'est plus vivable, grand-père, n'est-il pas temps d’y renoncer.

Dystopie hier, réalité demain

La première image qui m’est venue à l’esprit à la lecture de l’avis 139 du CCNE est celle tirée d’un film d’anticipation vu lors de sa sortie en 1973 : Soleil vert. Je revois encore le visage incrédule de Thorn (Charlton Heston) lorsqu’il arrive au « Foyer », le lieu où l’on pratique l’euthanasie volontaire. Arrivé trop tard pour empêcher Sol (Edward Robinson) de mourir, il assiste aux dernières minutes de son ami, un vieux lettré avec lequel il partage de la nourriture et des secrets. Sur un immense écran et aux sons de la Pastorale de Beethoven, les deux hommes voient défiler les images de ce qu'était la Terre avant l’industrialisation à outrance : des paysages magnifiques, la beauté de la nature à l’état sauvage. L’action est censée avoir lieu en… 2022 dans une ville de New York polluée, soumise à la canicule provoquée par l’effet de serre et incapable de nourrir ses habitants autrement que par des tablettes d’aliments de synthèse dont le fameux Soylent Green qui se révèle être de la chair humaine et non du plancton océanique comme le prétend la firme multinationale qui les commercialise.

Prenons garde à ce que la dystopie d’hier ne devienne pas la réalité de demain. Loin de nous inciter à la vigilance, ce genre de film – ou de série, comme Black Mirror - remplit une fonction lénifiante en nous rassurant à bon compte sur notre présent qui, par contraste, nous semble paradisiaque.