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« De jeunes mafieux sont très actifs sur TikTok », avance une spécialiste du récit criminel

Les films de gangsters n’ont plus de secret pour elle. Elle les décortique, comme les séries, mais aussi les jeux vidéo et d’autres contenus sur Internet qui mettent en scène les mafias du monde entier. A Nice, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Italie, où le terme est né, la professeure des universités Manuela Bertone dirige un « incubateur de recherche » particulièrement original : l’Observatoire du récit criminel.

Cette entité du Laboratoire interdisciplinaire récits cultures et sociétés (Licres) de l’université Côte d’Azur même l’enquête. Avec une question : Comment sont racontées les mafias et comment elles-mêmes se racontent ? À l’occasion d’un colloque organisé jusqu’à ce vendredi soir, 20 Minutes est allé à la rencontre de cette spécialiste selon qui les choses ont beaucoup évolué entre « pratiques anciennes et codifications récentes ».

« Le Parrain » de Coppola a 50 ans cette année. Vous expliquez que ce film a marqué un grand changement dans l’imaginaire de la représentation des mafias…

C’est une histoire poignante, intergénérationnelle, qui dessine le portrait d’une organisation dynamique, qui évolue, anticipe, en dehors de l’Italie, et qui a surtout jeté les bases d’une certaine starisation du milieu. Depuis, toute l’industrie culturelle s’est lancée sur cette thématique et les organisations mafieuses et leur trafic semblent pouvoir fournir une matière sans limite pour de nouvelles productions. On représente la mafia de manière toujours plus spectaculaire, on la désacralise parfois, avec Les Soprano, ou on en fait une représentation séduisante avec des personnages beaux et bien habillés. Il y en a pour tous les goûts. Que vous alliez sur Netflix ou ailleurs, vous trouverez des histoires autour des clans siciliens, des yakuzas au Japon ou encore des cartels mexicains.

Comment réagissent les principaux intéressés face à ce foisonnement de l’offre culturelle ?

Ils sont bien conscients de cette mise en scène permanente et, d’une certaine manière, ils y participent. On a l’exemple de groupes musicaux, souvent directement rémunérés par des chefs mafieux, qui racontent la violence des clans. C’est leur manière à eux d’actualiser leur histoire et de la partager au monde entier.

La mafia influence donc les productions, mais les productions influencent-elles la mafia ?

Oui, ils se nourrissent aussi de ce que la culture leur renvoie. Par exemple, dans la mafia sicilienne, Le Parrain est devenu un objet culte et, lors d’un procès aux assises, certains se sont mis à citer des répliques du film. Un peu plus loin, un boss de la Camorra napolitaine s’est carrément fait construire une réplique de la ville de Scarface.

Certaines des productions culturelles qui sortent sur le sujet pourraient-elles se révéler inquiétantes ?

Il y a des jeux vidéo extrêmement violents, interdit aux moins de 18 ans par le Pan european game information [PEGI], où on se met vraiment dans la peau d’un membre de gang, où on décide si on utilise un pistolet ou une Kalachnikov, et où on commet évidemment des crimes, des homicides sans aucun mobile. Je suis allé voir sur Internet les avis des utilisateurs et ce qui est inquiétant, c’est qu’il n’y a que des remarques sur l’esthétique, sur les mécanismes. Rien sur le fond, le contenu. Aucune réflexion sur ce qui est montré. Cette nonchalance pose question. On a l’impression que tout ça est normalisé, que ces images font partie d’une réalité parallèle. Mais on n’en sort pas forcément indemne, surtout les enfants en construction. Il y a une diffusion d’objets culturels douteux. De son côté, Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, avait dit « ok » pour faire un film, une série, une pièce de théâtre, mais « basta » pour sortir un jeu vidéo. On lui a reproché de ne pas commercialiser son produit jusqu’au bout mais lui a répondu que son travail était un témoignage, et pas quelque chose voué à devenir ludique.

Concernant justement des publics jeunes, les réseaux sociaux sont-ils utilisés par les mafias ?

Les jeunes rejetons de certains clans sont très actifs sur TikTok par exemple. Ils mettent à jour des mythes anciens avec des activités narratives de frime. J’ai reçu par exemple une vidéo où de jeunes Camorristes se filment en boîte de nuit, montrent leurs gigantesques Rolex sur lesquelles ils font couler du champagne. Le but est de générer de l’émulation et même de créer des vocations. La communication fait partie du business. Un mafieux d’une soixantaine d’années s’est créé un profil Facebook pour se filmer depuis la prison, avec des moments de gloire, de vérité. On est passé de l’omerta à l’affirmation de soi. Il y a énormément de supports disponibles et leur construction médiatique est facilitée. Les interactions aussi. Il y a en effet des jeunes mafieux qui commentent des séries, parfois en direct lors de leur diffusion, qui poursuivent l’histoire sur les réseaux sociaux.

C’est-à-dire ?

Il leur arrive de ne pas être contents de la tournure des scénarios et ils le disent. Il y a une sorte de collaboration dans le récit. Mais ce n’est pas nouveau. Ça s’est fait par d’autres biais. Et c’est même allé plus loin. Dans leur livre Le mythe de Cosa Nostra, Antonio Nicaso et Rosario Giovanni Scalia racontent que le tournage du Parrain a été entravé. Des mafieux se sont montrés menaçants. Ils ont négocié pour que le mot mafia ne soit jamais prononcé. Certains sont même visibles à l’écran pendant que d’autres faisaient partie de l’équipe technique. L’un d’entre eux a même coaché Marlon Brando.