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«Des millions de gens vont sombrer dans la misère» : à Saint-Denis, un rassemblement contre la réforme de l’assurance chômage

Place du Caquet à Saint-Denis, un jeune homme, grande perche, fine moustache en frisottis, porte des sabots de bois comme sous l’Ancien Régime. Il les a trouvés dans une brocante parisienne il y a un mois, ne connaît pas spécialement l’essence mais assure d’une isolation et d’un confort à toute épreuve, sauf peut-être sur le dessus du pied. Il n’a pas l’intention de récupérer une fourche et mener une révolte paysanne : il aime seulement les sabots. Il est descendu de chez lui comme on sort en chaussons, écouter la fanfare qui vient de s’installer sur la place, et peut-être les discours contre la réforme de l’assurance chômage qui vont suivre. Il touille sa moustache : il est boulanger et son boulot est solide, alors il n’a pas à se plaindre. Il ajoute : «Enfin, jusqu’à présent.» Le contexte économique lui semble morbide, avec ces prix de l’énergie qui flambent et son métier, comme tous les métiers, pourrait en pâtir : «Le peuple va-t-il pouvoir se nourrir de pain ?»

Le contexte : les branches franciliennes de quatre organisations (la CGT chômeurs et précaires, l’AC !, le Mouvement national des chômeurs et précaires et l’Apeis) qui luttent contre le chômage et la précarité ont appelé à leur rassemblement annuel, le vingtième, le tout dans un moment très particulier. Dans la droite lignée de sa réforme de l’assurance chômage de 2021, le gouvernement vient de durcir encore un peu les règles d’indemnisation. A la réduction du montant de l’allocation versée aux précaires entre deux contrats courts, s’ajoute désormais, en fonction de la conjoncture économique, une diminution de la durée d’indemnisation. Le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a rayé l’équation simple qui veut qu’un jour travaillé donne droit à un jour de chômage acquis pour ajouter dans le calcul un nouveau coefficient, 0,75 pour un salarié de moins de 53 ans viendrait à perdre son emploi, soit une baisse de 25 % de sa durée d’indemnisation. La mesure s’appliquera dès le 1er février.

Les branches franciliennes de quatre organisations qui luttent contre le chômage et la précarité ont appelé à leur vingtième rassemblement annuel. (Denis Allard/Libération)

La quarantaine de militants s’est donc réunie à Saint-Denis un endroit «symbolique» selon Pierre-Edouard Magnan, président du Mouvement national des chômeurs et précaires – la ville a les poches pleines de misère, 27,9 % des habitants sont pauvres selon les chiffres de l’Insee de 2019. Sur la place, on entend le crépitement des pièces qui s’entrechoquent, il y a du commerce de cigarettes, de citrons verts et de branches de coriandre, et un Carrefour d’où sort un père à trois mains, dans lesquelles il tient son garçon, un chariot et un sapin de Noël. Victoire, 34 ans, de la CGT chômeurs regrette qu’une telle réforme, «scandaleuse», ne draine pas tous les chômeurs de la région, mais surtout les organisations politiques de gauche, qui n’ont pas assez combattu à son sens l’embardée du gouvernement. Victoire est chômeuse depuis deux mois. Depuis des années, son boulot de serveuse lui a émietté le dos. Elle a repris des études, obtenu un master 2 en philosophie, souhaiterait travailler dans l’édition. On ne lui propose que des stages. Elle est mère d’un enfant, touche seulement 832 euros par mois à cause de la réforme de l’assurance chômage de l’année passée, envisage un prêt à la consommation pour payer ses factures. «J’ai peur des mois qui arrivent», dit-elle. Pôle emploi pourrait bien la radier bientôt : elle repousse les offres de serveuse qu’on lui propose. Elle évoque plusieurs chiffres, le taux de chômage, celui de la pauvreté, parle de «secteurs sinistrés», cite le Fonds monétaire international. Au fond, Victoire est sûre d’une chose : «Des millions de gens vont sombrer dans la misère.»

«Le frigo claque du bec»

Le durcissement des règles s’assoit sur une forte inflation (en premier lieu des prix de l’énergie et des produits alimentaires) et, pour Pierre-Edouard Magnan, «les chômeurs et précaires sont en première ligne». Selon le président du MNCP, «le gouvernement s’est arrogé le droit de faire ce qu’il veut». «Macron met en danger les citoyens !» poursuit Serge Havet, président de l’association AC !, qui brandit «l’article 23 ou 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme» pour poursuivre en justice le président de la République. L’homme expose que, pour bon nombre de personnes, «le frigo claque du bec» le 25 du mois et les porte-monnaie sont à sec. Les gens, eux, «sont à bout».

«Macron met en danger les citoyens !» poursuit Serge Havet, président de l’association AC! qui veut poursuivre Emmanuel Macron en justice. (Denis Allard/Libération)

Mohammed, sexagénaire aux lunettes cerclées, connaît ce rassemblement depuis 2013. Il l’avait croisé à l’époque, alors qu’il battait le pavé pour les trente ans de la marche des beurs. Depuis, il y passe, selon les années. Le chômage l’a surpris il y a trois ans, après trois décennies dans la même boîte, un bureau d’études en ingénierie. «Le chômedu», dit-il, rogne sur le mental. Il laisse ses phrases se terminer seules : «Au niveau social…» ou «la recherche d’emploi, pfff». Mohammed a retrouvé durant quelques mois un nouveau poste mais ne s’est pas adapté, la faute aux «outils informatiques», à «la sédentarité». Il n’aura pas son taux plein s’il ne rembraye pas. Avant, il avait la «gnaque», était prêt à «escalader des montagnes», négligeait ses week-ends pour bûcher. Mais à son âge, «l’arrivée», la retraite, «est si proche». Il philosophe, avant de tourner le dos : «C’est consubstantiel à l’être humain, non ?»