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Des trois cercles proches de Poutine, lequel prendra le pouvoir à l'issue de la guerre en Ukraine?

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L'histoire des régimes russes est l'histoire de leurs guerres. Victorieux, ils deviennent plus agressifs; défaits, ils titubent ou s'écroulent. Ainsi, la guerre de Crimée entraîne un affaiblissement durable de l'Empire; la défaite face au Japon conduit à la révolte du cuirassé Potemkine; la Première Guerre mondiale à la révolution et à la guerre civile, celle d'Afghanistan à la chute de l'Union soviétique, et la deuxième guerre de Tchétchénie permet la montée au pouvoir de l'actuel président russe.

Vladimir Poutine n'ignore pas les leçons de l'histoire. Le conflit russo-ukrainien, censé parachever la réunification de la Russie avec sa «frontière» occidentale, est loin d'être terminé. Mais sa conclusion (qu'elle prenne trois jours ou trois ans importe peu à un tsar) signalera sa chute ou son entrée au panthéon aux côtés de Pierre le Grand ou Alexandre Ier.

Or, à quelques semaines d'une nouvelle offensive russe, l'issue du conflit reste toujours aussi incertaine. Contrairement à l'idée couramment répandue en Occident d'une Ukraine ultimement victorieuse, tous les scénarios sont possibles: écroulement de l'armée ukrainienne, défaite pour Moscou, enlisement, négociations de paix en 2024 (élections américaines), partition sous l'égide de l'ONU avec création d'une zone tampon... Mais si l'offensive militaire spéciale se solde au bout du compte par une défaite, il y aura un changement de régime. À l'inverse, si les Russes l'emportent, on peut anticiper un durcissement, ultra-nationaliste, proto-fasciste, dans la ligne du «camp de la guerre», ou alors hostile mais rationnel, dans la tradition des apparatchiks. Nul ne le sait. Dans tous les cas de figure, le statu quo est exclus.

Une chose est sûre: tous se positionnent déjà pour l'après-guerre. Le conflit est devenu le terrain d'affrontement entre les siloviki, les oligarques et les ultras, le «camp de la guerre». Les développements de l'année 2023 pourraient bien décider non seulement de l'issue de «l'opération militaire spéciale», mais aussi de l'orientation du Kremlin pour les dix années à venir.

L'isolement croissant du régime

Vladimir Poutine s'appuie avant tout sur des proches pour prendre ses décisions. Issus des agences de sécurité et de l'appareil militaire, souvent d'anciens collègues du KGB de Saint-Pétersbourg, ce sont les siloviki. À la tête de l'armée et du renseignement, ce sont paradoxalement les seuls capables de remercier Poutine s'ils le jugent nécessaire. Il existe aussi un deuxième cercle, «non officiel», plus hétéroclite, constitué d'oligarques pour la plupart, et enfin les ultras, qui n'appartiennent à aucun cercle.

Si aujourd'hui, comme à l'époque de Churchill, «la Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme», c'est que les dynamiques entre les cercles, les factions et les différents individus qui les composent demeurent trop complexes, trop obscures. Toutefois, une chose est claire: les revers des onze derniers mois ont accentué la paranoïa du président, et c'est ce sentiment de fragilité qui explique la montée des ultras, partisans d'un playbook radical et asymétrique, et susceptibles de contrebalancer l'influence du premier cercle.

Les siloviki ou le premier cercle

D'abord, il y a Nikolaï Patrouchev, le chef du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie. Ancien du KGB de Saint-Pétersbourg, il connaît le président depuis les années 1970. Récemment plébiscité par le Daily Telegraph comme le «diable sur l'épaule de Poutine» et son successeur potentiel, c'est l'apparatchik des apparatchiks.

Ensuite, vient Sergueï Narychkine, le patron du SVR, un autre proche de Saint-Pétersbourg, et également ancien du KGB, récemment humilié publiquement par son chef devant les caméras de télévision.

Puis il y a Alexandre Bortnikov, issu du KGB de Saint-Pétersbourg, directeur actuel du FSB, investi de la responsabilité de la sécurité intérieure de la Fédération mais aussi des anciennes républiques soviétiques. L'échec de l'opération militaire peut être en grande partie attribué à la faillite du renseignement russe, ce qui n'augure guère de son futur.

Puis il y a Sergueï Choïgou, le ministre de la Défense, un intime de Poutine (ils font des parties de pêche ensemble), davantage un technocrate qu'un silovik. Bien qu'il ait également sa part de responsabilité dans la litanie d'erreurs des onze derniers mois, il continuerait à avoir l'oreille du président.

Enfin, il y a Valéri Guerassimov, le chef d'état-major des armées, un théoricien militaire de renom, publiquement admiré par son adversaire ukrainien, Valéri Zaloujny. Le 12 janvier, il a été nommé à la tête de «l'opération militaire spéciale». C'est le fusible de Choïgou, et aussi celui de Poutine.

Les oligarques ou le deuxième cercle

Vient ensuite le cercle «non officiel», des oligarques qui se sont enrichis grâce à Poutine et sont dépositaires de sa fortune personnelle. Leur effacement au profit des anciens du KGB est un autre indicateur de la militarisation croissante du régime depuis dix ans.

Le premier des oligarques est Igor Setchine, le patron de Rosneft, la société d'État pétrolière. Également de Saint-Pétersbourg, il a occupé des rôles politiques clés dans les gouvernements précédents.

Il y aurait aussi Sergueï Ivanov, représentant spécial du président, Dmitri Rogozine, le directeur de Roscosmos, l'agence spatiale, et Viatcheslav Volodine, le président de la Douma.

La presse occidentale mentionne aussi des intellectuels susceptibles d'influencer la vision civilisationnelle de Poutine, tels que l'idéologue fasciste Alexandre Douguine, des oligarques résidents à l'étranger, d'anciens chefs d'État, ou des religieux tels que le patriarche Kirill, mais leur influence est grandement surestimée.

Les ultras ou le «camp de la guerre»

Assemblage hétéroclite d'autocrates, de gangsters et de politiciens ratés, ils utilisent les médias pour critiquer les siloviki et impressionner Poutine afin de faire avancer leur carrière et s'enrichir. Commençons par le «maillon faible», Dmitri Medvedev. Si Poutine l'a choisi pour le remplacer entre 2008 et 2012, c'est qu'il le considérait trop faible pour essayer de l'écarter du pouvoir. Confiné aux oubliettes, l'ancien président, qui avait su convaincre l'Ouest naïf qu'il représentait le camp des libéraux, s'est transformé depuis le début de la guerre en pasionaria des ultras. Ses déclarations outrancières font régulièrement la une des journaux. Un florilège: les Ukrainiens sont des «nazis drogués et malades», l'usage possible de l'arme nucléaire n'est «certainement pas un bluff», ou la Russie est engagée «dans une bataille sacrée contre Satan». Il apporte sa légitimité d'ancien président au camp des faucons et essaie de se positionner pour l'après-guerre. Comme l'histoire et la littérature russe sont inséparables, il évoquerait assez un personnage de Gogol, pitoyable et ridicule, disons Akaki Akakievich Bashmachkin dans Le manteau, et pourrait bien subir le même sort. Medvedev n'a pas de pouvoir, mais il joue son nouveau rôle à la perfection.

Serguei Vladimirovitch Sourovikine n'est pas un communiquant, c'est un destructeur. Il a sous la main l'ensemble des stocks de missiles balistiques, missiles de croisière, et les millions d'obus des Forces armées de la Fédération de Russie. Il est surtout connu en Occident comme le «boucher de Syrie» ou le «général Armageddon», pour les bombardements aériens d'Alep. Sa théorie de la guerre moderne consiste à briser le moral des populations civiles par l'anéantissement des villes et des infrastructures. Vétéran de la guerre d'Afghanistan, il avait déjà fait parler de lui en août 1991 à l'occasion du putsch militaire manqué contre Gorbatchev. Nommé à la tête de l'opération spéciale en Ukraine le jour de l'explosion du pont de Kertch, son remplacement par Valéri Guerassimov n'est pas vraiment un camouflet, car il continue à avoir la main sur une grande partie des opérations militaires. Dans une interview, Zaloujny, le chef d'état-major ukrainien, le compare à une derzhimorda, le martinet utilisé dans la pièce de Gogol, Le Revizor.

Ramzan Kadyrov, le leader tchétchène, est connu pour ses prises de position fracassantes, son utilisation prolifique des réseaux sociaux, la persécution des homosexuels, les assassinats d'opposants en Tchétchénie, en Russie ou à l'étranger, et la transformation de sa petite république en «exécuteur des basses besognes» de Moscou. Après s'être vanté de l'invincibilité de ses 12.000 Kadyrovtsy au début de la guerre, une suite de revers l'ont contraint à les retirer du front en mars puis à les redéployer comme «troupes-barrière» afin de bloquer les déserteurs russes et les exécuter. Plus que Hadji Murad, le héros caucasien du roman éponyme de Tolstoï, Kadyrov évoquerait l'un des nombreux méchants illuminés qui pullulent dans les pages de Dostoïevski.

Et finalement, on trouve Evgueni Prigojine, le «cuisinier de Poutine» et le fondateur et financier du Groupe Wagner. L'armée de mercenaires, tristement célèbre pour ses exactions en Afrique (soutien aux régimes en place au Mali, en Centrafrique, au Tchad, au Soudan et au Mozambique, etc. en échange de contrats dont une partie est réinvestie dans les médias africains pour alimenter la propagande pro-russe et anti-française) et au Donbass, a des méthodes fort différentes de l'armée russe. Comme Kadyrov et Medvedev, Prigojine dispose aussi d'une plateforme: l'Internet Research Agency, ferme à trolls accusée d'ingérence dans les élections américaines de 2016, et qui lui permet de s'attaquer à ses ennemis en toute impunité. Depuis quelques mois, il en fait un usage immodéré contre ses bêtes noires, Choïgou, Lapin, Guerassimov.

La wagnérisation de la guerre

L'histoire russe foisonne de groupes «paramilitaires», distincts de l'armée traditionnelle, qui jouèrent un rôle dans les conflits (ainsi les Cosaques furent aux avant-postes de la conquête de la Sibérie à partir de la fin du XVIe siècle). En 2014, les mercenaires de Wagner font leur apparition officielle au Donbass; puis en 2016, Poutine créée la Rosgvardia, la Garde nationale de Russie, une armée prétorienne censée défendre le régime, et enfin Kadyrov intègre sa Tchetchenskaïa rosgvardia au sein de la garde nationale.

Les mercenaires de Wagner sont souvent d'anciens militaires, engagés dans des conflits récents (Donbass, Syrie, Libye). Bien équipés, aguerris, ils offrent à Poutine un moyen de pression sur son establishment militaire. À partir de septembre, le recrutement de prisonniers de droit commun et de forçats, l'initiative de Prigojine, fait exploser les effectifs de Wagner, passant de quelques milliers à plus de 40.000, représentant près d'un quart des forces russes engagées sur le front est. Les anciens forçats sont utilisés comme chair à canon dans les assauts frontaux, à Soledar ou Bakhmout, résultant en des pertes considérables en hommes.

Au bout du compte, Sourovikine détruit les infrastructures et les villes; les wagnériens sont les troupes de choc; et les Kadyrovtsy font office de police miltaire. C'est un numéro bien rodé qui, au passage, est une répétition du modèle déjà testé en Syrie.

La prise de Soledar et l'équilibre entre les factions

Après des mois de combats furieux autour de Bakhmout et Soledar, les troupes de Wagner ont remporté la première «victoire» russe depuis des mois. Sa valeur symbolique ne doit pas être sous-estimée; le nouvel axe Prigojine-Sourovikine, enclin à renverser l'establishment militaire représenté par Guerassimov et Choïgou, a le vent en poupe (Prigojine a un compte à régler avec Choïgou: en 2014, c'est lui qui a terminé le contrat avec sa société de restauration Concord, le poussant ainsi à chercher d'autres sources de revenus avec Wagner).

Conséquence de leurs succès: les ultras, ou «camp de la guerre», ont de plus en plus d'alliés, tels que Viatcheslav Volodine, le président de la Douma, Andreï Tourtchak, le secrétaire général de Russie Unie, le parti de la majorité présidentielle. On dit Zolotov, le chef de la Garde nationale, également proche de Kadyrov. Quant à Alexeï Dioumine, le gouverneur de Toula, et Dmitri Mironov, ancien patron de la région Iaroslavl, ce sont aussi des soutiens du leader tchétchène et de l'ancien gangster. Et c'est compter sans les blogueurs militaires tels Rybar ou les originaux comme Igor Guirkine, critiques de l'establishment et soutiens de Sourovikine.

Mais si Poutine lâche la bride à Prigojine, Kadyrov et leurs alliés pour contenir les ambitions de ses siloviki, il sait aussi qu'il doit garder son rôle d'arbitre entre les parties. Ainsi, le lendemain de la prise de Soledar, il nomme Guerassimov, le chef d'état-major des armées à la tête de la force d'invasion. En cela, il suit un triple objectif: redonner l'initiative à un stratège conventionnel en vue de l'offensive de la fin février; contrôler l'ego et les ambitions de Prigojine (qui s'affiche en chef de guerre devant les caméras); et obliger les deux parties, les traditionnels et les ultras, à travailler ensemble. Clairement, ce jeu d'équilibre entre des factions hostiles est la meilleure façon trouvée par Poutine de se maintenir au pouvoir. Alors, Machiavel moderne ou apprenti sorcier? Nous le saurons bientôt.