Submergée en 1362, l’église de Rungholt est toujours enfouie dans la mer du Nord
La mer des Wadden est un paysage unique au monde : entre la mer du Nord et la côte allemande, les marées découvrent des kilomètres de bancs de sable et de vasières qui, en Frise septentrionale (dans le Land du Schleswig-Holstein), sont venues recouvrir d’anciennes zones marécageuses et des tourbières autrefois exploitées. Les premières traces d’habitat remontent ici à la fin du Néolithique, lorsque des formations sableuses ont fermé cette zone de l’actuelle mer des Wadden pour former une lagune saumâtre.
Au 8e siècle de notre ère, des migrants frisons viennent s’installer dans la région, alors constituée de marais surélevés en bord de côte. Mais dès le 11e siècle, la mer commence à inonder les parties les plus basses et les habitants entreprennent de construire des tertres artificiels (terp en frison) pour protéger les zones cultivées et habitées. Ils vont aussi ériger tout un système de digues entourant les terres agricoles récupérées sur les marais ou reliant les tertres habités. Ces travaux de poldérisation passent à la vitesse supérieure au cours des 12e et 13e siècles, mais ils contribuent, en même temps que l’extraction de tourbe, la production de sel et l’assèchement des marais, à un affaissement de la surface du sol, augmentant donc le risque d’inondation en cas de rupture des digues.
Entourée de pointillés, la zone étudiée recouvre 10 km2 au large des côtes allemandes dans la mer des Wadden. En gris, le trait de côte au 14e siècle, en jaune, le littoral actuel. Crédits : Wilken et al., 2022
Le littoral a reculé de 25 kilomètres au cours du 14e siècle
On ne sait que peu de choses sur le comptoir commercial de Rungholt, si ce n’est qu’il fut sans doute en grande partie détruit en 1362 par un gigantesque raz-de-marée, surnommé "die Grote Mandränke" (la grande inondation). D’autres tempêtes de grande ampleur, en 1634 et en 1717, vont également contribuer à modifier la côte de la Frise septentrionale, transformant ce qui est était autrefois terre ferme en estrans parsemés de quelques îlots. "Au cours du 14e siècle, et peut-être principalement sous l'effet de l'événement historique de 1362, le littoral de la zone étudiée a reculé d'environ 25 km à l'intérieur des terres", écrivaient les chercheurs dans une étude publiée en 2022. Les recherches actuelles se déroulent ainsi à 8 km de la côte.
Les vestiges de l’ancienne ville médiévale de Rungholt se trouvent à environ 1 km de distance de l’îlot actuel de Hallig Südfall. Des recherches précédentes ont permis d’identifier dans le sous-sol les anciens terps, la digue et d’autres découvertes archéologiques. Crédits : Wilken et al., 2022
Lire aussiComment le monde se prépare au prochain tsunami
Certaines zones de la ville médiévale ont été exposées au début du 20e siècle
Des découvertes archéologiques sur les estrans (ou zones intertidales, les parties du littoral qui sont situées entre les limites extrêmes des marées) attestent de la destruction de la colonie et de son importance : on y retrouve ainsi régulièrement nombre d’artefacts – poteries, récipients en métal, ornements en métal et armes – importés de Rhénanie, de Flandre mais aussi d'Espagne. La preuve la plus flagrante de son existence s’est cependant produite au début du 20e siècle, lorsque certaines zones médiévales ont été exposées suite à l’érosion d’un îlot de l’estran ; une partie des anciennes infrastructures – des tertres d’habitat, un réseau de fossés de drainage, de grandes digues et les restes de deux portes à marées en bois – ont alors été mises au jour. Dans le cadre des deux projets de recherche visant à localiser les vestiges actuels du site médiéval, les chercheurs allemands se sont donc concentrés sur ces infrastructures lors d’une première campagne ; après avoir réussi à identifier un réseau de digues et de terps, ils ont cependant constaté que les deux portes à marée avaient été détruites au cours du siècle.
On retrouve régulièrement des reliques de la ville de Rungholt dans la mer des Wadden, comme ces fragments de pot frison. Crédits : Ruth Blankenfeldt / Centre d’archéologie balte et scandinave (ZBSA)
L’église a été localisée en procédant à une prospection géophysique systématique
L’actuelle campagne de recherche entend localiser les vestiges d’habitat dissimulés sous la vasière à l’aide de techniques géophysiques ultramodernes comprenant la gradiométrie magnétique, l’induction électromagnétique et la sismique. Comme l’explique Hanna Hadler de l'Institut de géographie de l’université de Mayence, des carottages viennent ensuite compléter ces mesures : "Sur la base de cette prospection, nous prélevons de manière ciblée des carottes de sédiments dont l'analyse permet de tirer des conclusions non seulement sur les relations spatiales et temporelles entre les structures d'habitat, mais aussi sur l'évolution du paysage".
Les recherches ont été fructueuses puisque la prospection géophysique a révélé la présence, inconnue jusqu’à présent, d’une série de tertres d’habitat datant du Moyen Âge s’étendant sur deux kilomètres de longueur. "L'un de ces tertres présente des structures qui peuvent sans conteste être interprétées comme les fondations d'une église de 40 m x 15 m", déclarent les chercheurs, ce qui indique qu’il s’agissait d’une des grandes églises de la région et qu’elle se situait au centre d’une importante paroisse.
Le travail scientifique dans le biotope de l’estran est une véritable gageure
Ces découvertes sont d’autant plus exceptionnelles que le travail scientifique dans le biotope marécageux de l’estran est une véritable gageure. La zone couverte par les recherches, de l’ordre de 10 km2, se trouve en effet à 8 km au large de la côte. Pour y accéder, il faut non seulement attendre le bon moment, mais aussi déplacer le matériel lourd et encombrant dans cet environnement aquatique, meuble et très… salissant. Les relevés sont ainsi limités à deux heures par jour à marée basse, tandis qu’à marée haute il faut espérer que l’eau atteigne au moins un mètre de profondeur pour que les mesures puissent être effectuées depuis un bateau.
L’équipe de chercheurs doit transporter tous les jours à pied l’imposant matériel de mesure. Crédits : Ruth Blankenfeldt / Centre d’archéologie balte et scandinave (ZBSA)
Lire aussiUne algue menace l'écosystème de la mer des Wadden en Allemagne du nord
Autre difficulté : l’estran est un espace dynamique, ce qui implique que les vestiges identifiés ne cessent de se déplacer. Difficile donc de se baser sur le paysage en surface pour prendre repère et impossible de cartographier en se fiant uniquement aux relevés. Mais il est tout aussi périlleux de prospecter au hasard dans le sous-sol, car les vestiges enfouis sont continuellement transportés par les sédiments en mouvement dans l’estran. Pour pallier ces désagréments, les chercheurs de l’université de Kiel ont mis au point une "boîte de fouille", constituée d’un cadre métallique de 1 mètre sur 1 mètre pour effectuer des fouilles à marée basse et obtenir des informations stratigraphiques exploitables.
L’érosion menace les derniers vestiges de Rungholt
La ville engloutie au 14e siècle a donc été préservée dans la vase de la mer des Wadden pendant plus de 650 ans. Mais certains éléments sont déjà détruits et d’autres menacent de disparaître très rapidement, préviennent les chercheurs. "Dans certaines vasières, les vestiges d'habitations médiévales sont déjà fortement érodés et ne sont souvent plus détectables que sous forme d'empreintes négatives. Cela se voit aussi très clairement dans les environs du tertre de l’église, de sorte que nous devons de toute urgence intensifier les recherches dans ce domaine", résume ainsi Hanna Hadler.
Mais, comme on l’aura compris, il n’est point question de "sauver" Rungholt, mais plutôt de comprendre les raisons de sa disparition. À terme, les chercheurs veulent donc établir une cartographie précise de l’établissement côtier et du paysage alentour, ce qui leur permettra de visualiser la densité de l’habitat, le réseau de voies d’accès et la distribution des terps, puis de déterminer les facteurs qui ont rendu la ville vulnérable aux tempêtes et aux inondations.