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Dix livres incontournables de ce début 2023

Temps de lecture: 12 min

Les temps sont durs pour certaines maisons d'édition, et la flambée du prix du papier n'y est pas pour rien. Si vous en avez les moyens, soutenez-les, achetez leurs ouvrages même si votre pile à lire touche déjà le plafond, faites des réserves pour plus tard ou bien multipliez les cadeaux. Mais quoi qu'il en soit, n'oubliez pas que dépenser des sous chez les libraires –ou directement auprès des éditeurs et éditrices– est une très bonne façon d'exercer son pouvoir d'achat.

En cas de budget trop serré pour pouvoir acheter des livres neufs, rappelez-vous que les bibliothèques et les médiathèques existent, et qu'il est souvent possible de leur demander d'acquérir tel ou tel titre qui vous fait très envie. Et croyez bien que les dix livres ci-dessous méritent tous de figurer dans votre wishlist: politiques, tragiques, rigolos, terrifiants, il y en a absolument pour tous les goûts.

Il est évidemment bien difficile de leur trouver un dénominateur commun, mais s'il fallait tenter l'exercice consistant à résumer ces 2.500 pages en une phrase, on dirait que ces dix livres rappellent que nos relations (amicales, amoureuses) et nos solitudes peuvent être profitables lorsqu'elles sont librement choisies, et sacrément néfastes pour notre santé mentale lorsque ça n'est pas le cas. Vive le choix.

«Rien à perdre», cherche et trouve

Pour le narrateur de Rien à perdre, double à peine masqué de l'auteur Hanneli Victoire, la vie est affaire de parcours. Parcours de transition (notre héros est un jeune homme trans), parcours amoureux, parcours amical. Ou comment, quand on se découvre queer ou qu'on le sait depuis toujours, il devient absolument primordial de se composer une famille de cœur, capable de soutenir, d'accompagner et de ne jamais faire défaut.

C'est tout cela que raconte ce premier roman d'une vivacité contagieuse, qui confirme que ces histoires-là ne sont jamais aussi bien écrites que quand elles émanent de personnes concernées –a fortiori quand lesdites personnes écrivent de façon aussi fulgurante que Hanneli Victoire. Frénésie des soirées, intimité de la chambre à coucher, colocation en forme de refuge touché par la grâce: chaque tableau est aussi passionné que passionnant.

L'air de rien, Rien à perdre participe activement à la grande révolution amicalo-amoureuse à laquelle nous invitent un nombre croissant de journalistes et d'essayistes (de Victoire Tuaillon à Christelle Murhula), mais dont la fiction se tient encore trop souvent à distance. Rempli de joie mais pas exempt de larmes, le livre de Hanneli Victoire enjoint la jeunesse contemporaine (et pourquoi pas les moins jeunes) à envisager une autre société et d'autres rapports entre les êtres. Le résultat est un merveilleux petit miracle.

Rien à perdre

de Hanneli Victoire

Stock

160 pages

19 euros

Parution: 1er février 2023

«La pire amie du monde», ton absence

Dans son premier roman, Les grandes occasions, Alexandra Matine utilisait un déjeuner familial en forme de naufrage pour interroger la véritable nature des liens du sang. L'analyse était implacable, le style tragique et féroce. L'écrivaine passe brillamment le cap du deuxième roman avec La pire amie du monde, pour parler cette fois de deuil, mais surtout d'amitié.

Conceptrice-rédactrice pour une agence de pub basée à Amsterdam, Cyr est mise à la porte parce qu'elle n'arrive pas à se remettre de la mort récente de son meilleur ami. Celui-ci est omniprésent dans le livre, car c'est à lui que s'adresse la narratrice, qui emploie le «tu» pour mieux raconter l'inusable magie de leur relation, l'impossibilité d'accepter l'absence, et la nécessité de composer avec celles et ceux qui restent alors que l'on s'en passerait bien.

Truffé d'idées sensationnelles, La pire amie du monde rend l'intime palpitant dans tous les sens du terme. Alexandre Matine porte sur le monde un regard éminemment moderne. Plus question de s'interroger sur la possibilité d'une amitié sincère entre homme hétéro et femme hétéro. Plus question non plus de faire de la rivalité féminine –entre la meilleure amie du défunt et la dernière compagne de celui-ci– un moteur narratif. Le regard de l'autrice sur les relations humaines est en tous points salvateur, et il fait battre le cœur très fort.

«Je ne suis pas là», sortie de route

S'il démarre comme un thriller, Je ne suis pas là n'est peut-être jamais aussi effrayant que lorsqu'on réalise qu'il n'en est pas un. La construction du livre de Lize Spit, sous forme d'un compte à rebours agrémenté de retours en arrière, n'est qu'une façon de nous attraper par le col pour ne plus nous lâcher –et d'aborder ainsi des thématiques complexes. Léo, son héroïne, vend des vêtements à Bruxelles; elle raconte comment et pourquoi son quotidien –comme celui de son conjoint Simon– s'est progressivement dégradé après des années de beau fixe.

Tout commence une nuit où Simon rentre bien trop tard d'une soirée, un tatouage tout frais derrière l'oreille, visiblement euphorique alors qu'il n'a rien consommé. Ce premier imprévu débouche sur d'autres, et notamment une démission inattendue de la part de cet homme qui semblait pourtant apprécier sa vie professionnelle. L'autrice belge décrit par le menu la longue sortie de route du trentenaire, l'impact de son glissement sur son couple, la façon dont sa nouvelle condition installe de l'insécurité tant au sein du couple que dans ses rapports avec ses proches.

Dans la tête de Léo, le séisme est permanent. Sincèrement amoureuse de Simon, elle est bien déterminée à ne pas le laisser tout saccager –se saccager. C'est cet état de tension continue que restitue parfaitement Lize Spit; car vivre avec Simon, c'est désormais ne pas savoir de quoi demain sera fait, pas plus que les prochaines minutes. Il fallait bien 512 pages pour décrire sur la longueur les sommets et les ravins que le couple trouve et trouvera sur sa route, lancé à toute vitesse sans jamais avoir la possibilité de lever le pied.

Je ne suis pas là

de Lize Spit

Traduction: Emmanuelle Tardif

Actes Sud

512 pages

24 euros

Parution: 8 février 2023

«Teheran Trip», en manque de libertés

Une fois n'est pas coutume, l'édition française de Teheran Trip s'ouvre sur un avant-propos signé par la traductrice, Shabnam Jafarzadeh, laquelle offre quelques éclairages appréciables pour la suite de la lecture, mais explique également à quel point l'ouvrage est important. Publié en 2009, le livre de Mahsa Mohebali a reçu plusieurs prix en Iran, mais a aussi valu à l'écrivaine l'interdiction pure et simple de poursuivre ses activités littéraires. Le deuxième volet de ce qu'elle a toujours conçu comme une trilogie a fini par sortir en 2021; la justice iranienne en a alors profité pour tenter de museler définitivement l'artiste.

Si Teheran Trip a créé un tel tollé, c'est bien sûr parce qu'il a été écrit par une femme, mais aussi parce que son récit traversé par la drogue et les questions de genre a bouleversé l'ordre établi. Réédité à de multiples reprises et désormais interdit dans le pays, il poursuit son existence de manière clandestine. La jeunesse iranienne s'y reconnaît, elle qui rêve de transgresser les règles imposées –et qui s'y emploie souvent avec un courage infini.

L'héroïne du roman, Shâdi, se noie dans l'opium pour oublier que sa condition n'est pas la plus enviable. Son but premier: ne pas être à court de doses («N'oublie pas la première loi de Newton: ne pense jamais quand tu es en manque, sinon tu penseras avec ton cul»), et profiter de quelques joies simples (l'amitié avant toute chose), tandis que d'autres cherchent avant tout à quitter Téhéran et ses privations de liberté. L'espoir se fait rare, le ton est désabusé, et pourtant se dégage de Teheran Trip une force nimbée de joie.

Teheran Trip

de Mahsa Mohebali

Traduction: Shabnam Jafarzadeh

La Croisée

176 pages

20 euros

Parution: 22 février 2023

«Tortues», la clé au fond du tiroir

Depuis sa plus tendre enfance, Bruno Pellegrino nourrit une obsession certaine pour la préservation des souvenirs et la lutte contre l'effacement de la mémoire. Pour l'auteur suisse, c'est bien simple: chaque objet est un trésor, et chaque document une révélation. Même le plus anodin des éléments peut permettre de faire rejaillir des instants qu'on croyait avoir oubliés à jamais. Et c'est de cette quête permanente, qu'il mène pour lui-même mais aussi pour les autres, qu'est né Tortues.

Au programme, une succession de chroniques initialement publiées dans la rubrique «L'inventaire» de La Revue des Belles-Lettres, et réécrites pour l'occasion. L'ensemble compose un récit pour le moins cohérent, loin de la simple juxtaposition de textes. Qu'il fouille dans sa propre enfance, se passionne pour l'existence de la cinéaste et actrice Charlotte Kerr (veuve de l'écrivain Friedrich Dürrennmatt) ou enquête sur la propriétaire d'un château, morte sur les lieux, Bruno Pellegrino se montre aussi minutieux que fasciné.

Par envie ou par besoin, l'auteur fouille avec persévérance et application dans chaque élément de chaque archive, tente de recoller les morceaux, et finit par composer un portrait aussi soigné et précis que possible de ces personnes qu'il n'a parfois jamais rencontrées. Archéologue de l'intime, Bruno Pellegrino entretient un rapport tout sauf malsain avec ces fantômes (et avec ses fantômes). Court, rythmé, plein d'âme et de cœur, Tortues nous donne envie de reconsidérer nos vieilles factures et nos fonds de tiroir. Qui, à leur manière, disent forcément un peu qui nous sommes.

Tortues

de Bruno Pellegrino

Zoe

144 pages

16 euros

Parution: 3 février 2023

«Ecatepec», intersections

Après La guérilla des animaux et Les métamorphoses, Camille Brunel signe un troisième roman dont la dimension épique nourrit une réflexion sur l'engagement et le militantisme. Son héroïne, María, a 27 ans, et elle se trouve face à un carrefour de sa vie. Dans ce monde ravagé par le spécisme et la misogynie, où les animaux sont traités comme de vulgaires biens meubles et où les féminicides sont légion, quelle tournure donner à son existence?

Native d'Ecatepec, imposante banlieue située au nord de Mexico, la jeune femme s'interroge. Elle sait qu'être femme et activiste représente un double danger pour elle –peut-être encore plus au Mexique, considéré par l'ONU comme le pays sud-américain le plus dangereux pour les femmes. Elle sait aussi que taire ses convictions, a fortiori dans ce monde en perdition, reviendrait à mourir intérieurement.

Une suite de rencontres et d'événements va aider María à trouver sa place, et à comprendre que même s'il est impossible d'être de tous les combats, il y a peut-être un moyen de se battre à la fois contre les féminicides et contre les combats de chiens –la liste n'est pas exhaustive. La plume toujours aussi alerte, Camille Brunel milite avec Ecatepec pour un activisme intersectionnel, qui se soucie de la dignité de tous les êtres vivants, quels qu'ils soient. Et trouve en l'impressionnante María, qu'on suivrait jusqu'au bout du monde, un porte-voix d'une force rare.

Ecatepec

de Camille Brunel

Alma Éditeur

240 pages

18 euros

Parution: 24 février 2023

«La dernière frontière», humble héros

Il n'y a rien de mieux que les récits de voyage pour nous (ré)apprendre l'humilité. Depuis le fauteuil où on a l'habitude de s'installer pour lire, on tente de saisir pourquoi d'autres êtres humains ont choisi de délaisser ce genre de joie simple et confortable, préférant aller braver intempéries et dangers en tous genres. À la lecture de La dernière frontière, on admire, on comprend, et on se sent soudain minuscule.

Le livre de Volodia Petropavlovsky n'a pourtant rien d'une auto-hagiographie sylvaintessonienne. Vanter son propre héroïsme, l'auteur n'en a cure. Il livre en toute simplicité le récit de son incroyable épopée: un périple de 2.000 kilomètres en canoë, via la rivière Tanana et le fleuve Yukon, pour traverser l'Alaska –le tout sans téléphone, ni balise de détresse ou GPS. À l'ancienne.

Dès la première page, La dernière frontière calme nos ardeurs: «Il n'y a pas, dans cette démarche, de quête du bonheur ou d'un idéal de liberté.» Et il n'y aura pas non plus de leçon de vie pour clore ce voyage. L'écrivain raconte chaque étape, chaque rencontre, avec une grande générosité. Mais il évite le cynisme, la candeur, et même le greenwashing, reconnaissant qu'il est au fond assez ridicule de faire autant de kilomètres en avion pour pouvoir mettre en place un voyage tel que celui-ci.

La dernière frontière

de Volodia Petropavlovsky

Le mot et le reste

168 pages

17 euros

Parution: 17 février 2023

«Descendre vers la mer», ravages paternels

Une famille dans les années 1970. La narratrice, que l'on suit de ses 7 ans à ses 12 ans, voit son père exercer des violences –avant tout psychologiques– sur sa mère et ses deux sœurs aînées. Son statut de petite dernière semble la protéger de l'emprise paternelle, sans qu'elle ait la possibilité de savoir si cela durera éternellement.

À travers le regard de cette jeune fille de plus en plus clairvoyante, Isabelle Blochet déploie la peinture d'un foyer dans lequel les femmes, bien qu'ayant les ailes brisées, tentent de prendre leur envol –autant pour vivre leur vie que pour pouvoir se tirer au plus tôt. De l'Oise à la Méditerranée, où le père n'aime rien tant que prendre la mer en famille, ce clan navigue à vue, donnant l'impression d'être heureux et fonctionnel alors qu'il est rongé par la peur et la tyrannie.

Sans trouver d'excuses, l'autrice montre aussi quels ravages peut causer une dépression ni diagnostiquée ni soignée, qui participe à l'enfermement d'un homme dans un rôle de chef de famille qu'il s'est lui-même attribué –et dont il s'acquitte très mal. Se tenant loin de toute forme de sensationnalisme, Descendre vers la mer impressionne par son calme apparent. À l'image de ces gens qui n'ont nul besoin de crier pour se faire entendre tant leur charisme est grand.

Descendre vers la mer

d'Isabelle Blochet

Christian Bourgois Éditeur

192 pages

17 euros 50

Parution: 2 février 2023

«Vers la mère», voyage vers l'inconnue

En Colombie, un petit garçon noir et sa mère adoptive, blanche, descendent le fleuve Atrato en pirogue. Autour de ce tandem suscitant la curiosité gravitent d'autres passagers et passagères, avec qui la longueur du voyage permet de faire connaissance. Où vont la narratrice et celui qu'elle nomme simplement «l'enfant»? Vers la localité de Bellavista, où les attend la mère biologique du gamin.

Chaque étape rapproche un peu plus le duo de ces retrouvailles. Mais le garçon n'est pas au courant, et celle qui prend actuellement soin de lui n'a guère envie de le rendre à sa génitrice. En attendant, comme si la pirogue n'allait jamais atteindre son but, on profite de chaque rencontre, de chaque repas. Sans pour autant céder à l'insouciance.

Il faut dire que le pays est à feu et à sang. Les maisons brûlent, les FARC dictent leurs lois, et rien ne dit que l'avenir de l'enfant et de ses mères soit très rose. Lorena Salazar livre un récit souvent gracieux, parfois cinglant, autour de liens familiaux qui ne tiennent qu'à un fil –et d'existences sans cesse menacées par la barbarie. Vers la mère est un voyage intense et puissant, dont les dernières pages sont parmi les plus bouleversantes lues depuis un sacré bout de temps.

Vers la mère

de Lorena Salazar

Traduction: Isabelle Gugnon

Grasset

260 pages

19 euros 50

Parution: 8 février 2023

«La dernière maison avant les bois», un homme et son chat

C'est ce qu'on appelle un page-turner: un livre qui vous pousse à enchaîner les pages, à grignoter sur votre temps de sommeil pour vous octroyer un chapitre de plus, à louper votre arrêt de bus parce que vous n'en avez pas levé le nez depuis cinquante pages. La dernière maison avant les bois est de cette catégorie-là, dispensant un suspense au crescendo parfaitement travaillé, sans pour autant se satisfaire de cette seule ambition.

Voilà le genre de roman dont il vaut mieux savoir le moins possible avant de s'y aventurer. Sans divulgâcher, on peut au moins raconter que c'est l'histoire de Ted, un grand type inadapté qui s'occupe tant bien que mal de sa fille Lauren; de Dee, une jeune femme qui vient d'emménager non loin de la tanière de Ted, qu'elle soupçonne d'être en lien avec la disparition de sa petite sœur onze ans plus tôt; et aussi d'Olivia, le chat de Ted. La dernière maison avant les bois épouse tour à tour chacun de leurs points de vue. Oui, même celui d'Olivia.

Simple fantaisie? Arc narratif fondamental? Amour du grand-guignol? Longtemps, avec Catriona Ward, on ne sait pas sur quel pied danser, mais les révélations progressives, en plus d'accroître l'appétit du lectorat, ne font que mettre en lumière la cohérence et l'intelligence de l'ensemble. L'autrice américaine signe un grand moment d'angoisse, doublé d'une réflexion sur la façon dont la solitude peut dévaster la santé mentale.