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Dominique Lapierre, écrivain de la joie

L’écrivain philanthrope s’est éteint le 5 décembre 2022 à l’âge de 91. L’auteur de Paris brûle-t-il ? et de La cité de la joie avait fait de l’Inde sa seconde patrie.

[ARCHIVE DU 26/09/2008]
Dans son appartement de Neuilly, des dizaines de bouddhas, d’aquarelles miniatures et d’autres souvenirs du continent indien. Dominique Lapierre y est de passage ce jour-là, avant de s’envoler pour New Delhi avec son épouse - Dominique également - afin de recevoir des mains de la présidente de l’Inde le prestigieux prix Padma Bhushan.

Cette décoration a été demandée pour lui par plus de 100 000 Bengalis qui ont collé bout à bout toutes leurs lettres - au point d’arriver à un rouleau de 12 km - pour demander cet honneur pour leur « frère » Dominique. « C’est la première fois que l’Inde officielle reconnaît l’action humanitaire faite par un étranger », souligne-t-il, rappelant que Mère Teresa n’était pas vraiment appréciée dans les cercles politiques de New Delhi où on lui reprochait de montrer l’Inde sous un jour trop misérable. Il faut dire que l’amour qui unit Dominique Lapierre à l’Inde dure depuis plus de cinquante ans.

En 1972, lorsqu’il débarque à New Delhi avec son ami américain Larry Collins avec qui il a déjà publié trois best-sellers internationaux (Paris brûle-t-il ?, Ou tu porteras mon deuil et Ô Jérusalem), l'écrivain est aussitôt fasciné par la civilisation indienne. « L'Inde, c'est un émerveillement perpétuel, c'est un pays qui ne cesse de vous surprendre. Et même aujourd'hui, j'ai l'impression que je n'en connais rien. » Pendant deux ans, les deux complices vont enquêter sur l'indépendance de l'Inde, persuadés que « le 15 août 1947, jour où s'est écroulé le plus grand empire colonial, marque l'une des pages les plus importantes de l'histoire du monde ».

Il veut donner 50 000 dollars à Mère Teresa

Ils parcourent l'immense pays, rencontrent une multitude de personnages - du puissant maharadjah au simple porteur d'eau -, collectent le témoignage des assassins de Gandhi, et, grâce au soutien de lord Mountbatten, peuvent accéder à des documents gardés confidentiels. Dominique Lapierre se sent en communion avec ce pays où chaque geste est entouré de rites et où le sacré se perçoit partout. Touché au cœur par cette dimension spirituelle des Indiens, il admire également leur courage à affronter les misères quotidiennes.

Du coup, après la parution de Cette nuit la liberté (1975), toujours considéré comme un ouvrage de référence en Inde, puis celle de la fiction Le Cinquième Cavalier (1980), Lapierre s'octroie un temps sabbatique et repart en Inde. Lui qui, quand il était grand reporter à Paris Match, souffrait de rester spectateur et de ne pouvoir aider les populations en détresse, désire montrer sa reconnaissance à ce pays qui lui a tant donné.

Avec son épouse, il décide de verser une part de ses droits d'auteur à une association indienne. Le voici à Calcutta avec 50 000 dollars qu'il veut donner à Mère Teresa. Mais celle-ci, en l'accueillant, s'exclame « It is God who sends you ! », et elle le présente à James Stevens. Ce laïc britannique, comme l'a récemment raconté Lapierre (1), avait fondé un foyer pour enfants quinze ans auparavant, mais, faute de subsides, se trouvait dans l'obligation de le fermer.

« Nous t'aiderons en sorte que tu ne doives jamais fermer ton foyer d'amour et d'espérance », lui promet alors Dominique Lapierre sans bien mesurer dans quoi il s'engage. Dès son retour à Paris, il fonde l'Association pour les enfants des lépreux de Calcutta et lance un appel dans un hebdomadaire français, provoquant l'avalanche de 4 000 lettres et chèques. Il peut alors envoyer un télégramme à James, le plus beau de sa vie : « Le foyer est sauvé ; tu peux recueillir 50 enfants de plus ! »

« Couleurs, odeurs, bruits »

Lors d'un second voyage à Calcutta, James Stevens emmène le couple Lapierre dans le slum d'Anand Nagar (bidonville de la Cité de la joie). C'est là qu'habite, depuis 1972, Gaston Dayanand, prêtre infirmier du Prado, drôle et cultivé (lire La Croix du 18 octobre 2003), qui devient vite un ami du couple. À force de parcourir le slum avec lui, Dominique a l'idée d'un livre sur cette Cité de la joie. «

Au début, mon éditeur n'y croyait pas ; selon lui, personne n'allait lire une histoire de lépreux dans un bidonville. » Pourtant, Dominique sait qu'il lui faut témoigner sur ce « modèle d'humanité ». Il passe donc deux ans dans ce lieu surpeuplé où l'on ne trouve « pas un arbre, pas un oiseau, pas un papillon », à observer et partager la vie des habitants, au milieu des rats et des cafards, des radios qui hurlent et des enfants qui pleurent.

De retour à Ramatuelle, dans la villa isolée qu'il a achetée à 29 ans - à l'époque, la presqu'île de Saint-Tropez n'était guère fréquentée - et où il a rédigé tous ses livres, il écrit sur sa table de travail les trois mots « couleurs, odeurs, bruits » : pour s'obliger à tout décrire dans le moindre détail.

« À la Cité de la joie, poursuit-il, j'ai appris à me laver avec un demi-litre d'eau, à garder toujours le sourire, à remercier Dieu pour le moindre bienfait, à ne plus avoir peur de la mort, à ne jamais désespérer. J'ai surtout découvert le vrai sens des mots : courage, amour, dignité, compassion, foi, espérance. » Et de sortir de sa poche le grelot que lui a donné un des derniers coolies (porteur à vélo de la caste Kuli) de Calcutta : « Je me promène partout avec, ainsi j'entends en permanence la voie des hommes qui n'ont rien. »

Diverses écoles, dispensaires et foyers voient le jour

Après la sortie du livre (30 millions de lecteurs dans le monde, auxquels s'ajouteront les spectateurs du film réalisé par Roland Joffé en 1992), des lettres d'encouragement et des chèques affluent de nouveau des quatre coins de la France. Diverses écoles, dispensaires et foyers pour enfants autistes, sourds ou handicapés peuvent voir le jour dans la Cité de la joie, dans Calcutta et ailleurs au Bengale.

Lors d'un dîner quelque temps plus tard, Dominique Lapierre rencontre le grand couturier et PDG Hubert de Givenchy : « Je vais vous faire un cadeau », lui promet celui-ci. Peu après, effectivement, Dominique se voit remettre la fameuse longue robe noire qu'Audrey Hepburn portait dans le film Diamants sur canapé. Elle s'est vendue 600 000 € chez Christie's, ce qui permet aux Lapierre de fonder douze nouvelles écoles.

Les succès suivants de sa vaste enquête sur le sida ( Plus grand que l'amour), puis de son livre plus personnel retraçant sa carrière et ses aventures ( Mille soleils), et plus tard de son récit sur la catastrophe de l'usine chimique d'Union Carbide ( Il était minuit cinq à Bhopal) permettent à Dominique Lapierre de développer encore son action humanitaire.

Il se fait aussi conférencier, l'argent des billets d'entrée étant directement utilisé sur le terrain pour l'installation de 450 puits d'eau potable, le traitement de quelque 100 000 lépreux et tuberculeux, et le lancement de quatre bateaux dispensaires afin d'aller soigner dans les 54 îles isolées du delta du Gange… « Les gens qui nous donnent peuvent être certains que 99 % de l'argent est affecté aux priorités que nous avons choisies », poursuit le couple en précisant que les trois ou quatre voyages qu'ils effectuent là-bas chaque année - « par 46° à l'ombre » - sont payés par eux, en classe économique. « Je me bats même pour obtenir le meilleur taux de change », ajoute Mme Lapierre qui contrôle entièrement la gestion de l'association.

S'ils arrivent fatigués, les Lapierre en repartent toujours « exaltés »

Pourtant, chaque année, il leur reste 2,5 millions d'euros à trouver. « J'aimerais que des grands groupes s'engagent », sourit l'écrivain, qui regrette qu'aucun des présidents de multinationale auxquels il avait écrit il y a quelques années ne lui ait jamais répondu. Une autre question se pose au couple Lapierre : qui poursuivra leur oeuvre quand ils ne seront plus là ?

Qui continuera d'envoyer de l'argent aux 14 ONG locales qu'ils soutiennent ? Certes, de nombreux jeunes généreux viennent proposer à l'écrivain de travailler dans un des centres de l'association, mais il les renvoie généralement vers les besoins en France : « Dans les prisons, les maisons de retraite, combien y a-t-il de gens qui ne reçoivent jamais le moindre réconfort d'une main fraternelle ? » Car les Lapierre savent que pouvoir vivre au contact de « ces populations confrontées à des conditions de vie infra-humaine » n'est pas donné à tous.

Pourtant, s'ils arrivent souvent fatigués à Calcutta, les Lapierre en repartent toujours « exaltés ». Et de raconter l'histoire d'Ashu, garçonnet de 12 ans atteint de tuberculose osseuse et de lèpre et à qui l'on avait donné six mois d'espérance de vie. « Il a pu guérir en quelques mois ; on lui a payé des études et il est aujourd'hui ingénieur mécanicien diplômé. » Ashu va pouvoir désormais sortir du bidonville et sauver sa famille de la misère. « Lorsque j'arriverai devant Dieu, j'espère qu'Ashu plaidera ma cause… » C'est par milliers, sans nul doute, que des Ashu viendront témoigner de ce qu'ils doivent à leur « frère » Dominique.

(1) Nous pouvons tous changer le monde, Dominique Lapierre , Parole et Silence, 190 p., 18 euros.